lundi 2 janvier 2012

Le rapport scène/salle et la place du spectateur 

dans les réalisations européennes 

du Living Théâtre

[1964-1968]

Mémoire pour l’obtention de la Maîtrise Arts du Spectacle
Mirabelle ROUSSEAU
Sous la direction de Monsieur le Professeur Bernard FAIVRE
UNIVERSITE PARIS X NANTERRE - Septembre 2001 



Table des matières

Introduction
1. Le public du Living, à New York, avant 1960
1.1.Le Living dans les années cinquante
1.2. Les lieux de représentation
1.3. Les textes
1.4. Le public
1.5. Le refus du monde et le théâtre introuvable
1.6. Le tournant des années soixante

2. Les prémices du bouleversement du rapport du spectateur à la représentation : analyse de la position du spectateur dans cinq des spectacles réalisés avant 1964
2.1 Tonight we improvise, 1955-59.
2.2. Many Loves, 1959.
2.3. The Connection, 1959.
2.4. The Apple, 1961.
2.5 The Brig, 1963.
La pièce
La représentation
Les répétitions
Le dispositif scénique
Les mots
Encore Artaud !
La critique new-yorkaise

3. Le public du Living lors de la première tournée européenne (61-62)
Aperçu
Revue de presse

Première partie : Analyse du rapport du spectateur à la représentation dans les cinq spectacles de la période européenne (1964-1968)

1. Mysteries and Smaller Pieces
1.1. Le comédien et le spectateur
1.2. Le spectacle
1.3. La participation du spectateur à Mysteries
1.4. Le spectacle et le spectateur
1.5. La première représentation
1.6. Les autres représentations françaises
1.7. Les représentations européennes
1.8. La participation des Américains
1.9. Les critiques

2. Les Bonnes
2.1. Le spectacle et sa mise en scène
2.2. Genet et le Living : rapprochements
2.3. Place du spectateur dans Les Bonnes
2.4. Réception des Bonnes, revue de Presse

3. Frankenstein
3.1. Le Spectacle et sa mise en scène
3.1.1. La vision du monde de Frankenstein
3.1.2. La responsabilité collective
3.1.3. Frankenstein et le Théâtre de la Cruauté
3.1.4. Le montage, le spectateur pris dans la vision kaléidoscopique du monde
3.1.5. Frankenstein : une cosmogonie ?
3.1.6. Les différentes versions
3.1.7. L’autre fin de Frankenstein

3.2. Place et fonction du spectateur dans Frankenstein
3.2.1. Le début de Frankenstein : un non-spectacle
3.2.2. Le spectateur dans la chasse à l’homme
3.2.3. Le spectateur au point zéro
3.2.4. La réception des spectateurs
3.2.5. Revue de presse, l'accueil des critiques

4. Antigone
4.1. La question de la responsabilité dans la pièce
4.2. Le spectateur, c’est l’ennemi
4.3. Le langage de la représentation
4.4. Rôle et fonction du public au début et à la fin de la pièce
4.5. Potentiel pacifiste d’Antigone
4.6. Le spectateur
4.7. Antigone par le Living, un spectacle intemporel ?
4.8. Revue de Presse

5. Paradise Now
5.1. Un spectacle dont le sujet serait le public tout entier
5.1.1. Description du spectacle
5.1.2. Signification des paliers
5.1.3. Le rôle du spectateur
5.1.4. La participation espérée et la participation réelle, ses modalités et caractéristiques.
Avignon
Ollioules
Genève
Etats-unis
1969, Paradise Now : le retour

5.2. La coïncidence d'Avignon : un malentendu ?
5.2.1. Du côté des Avignonnais
5.2.2 Du côté des Enragés
5.2.3. Du côté de la municipalité
5.2.4. Le point de vue de Vilar
5.2.5. La contradiction du Living
5.2.6. Le psychodrame d’Avignon
5.3. Paradise Now : un spectacle limite ?
5.4. Le Temps et l’Histoire dans PN
5.5. La disparition du spectacle
5.6. L’influence de la mystique juive dans PN

Deuxième partie
1. Public paradisiaque et non paradisiaque
1.1. Le théâtre critique : Mysteries, Frankenstein, Antigone, et le public mauvais.
1.2. Le spectateur au paradis
1.3. Transformer la frustration du spectateur en or : le projet d'un théâtre
alchimique.
2. Dehors et dedans
2.1. Barrières physiques et barrières mentales
2.2. Les spectateurs sur scène
2.3. Espace ouvert ou fermé
2.4. Le paradoxe de la représentation payante et du théâtre fermé
3. Le Living, un théâtre de participation ?
4. Un théâtre d'union ou de division ?
4.1. Le problème de la communication dialoguée

Conclusion

Introduction 


Dans ce travail, je tenterai d’analyser la place du spectateur, dans les réalisations du Living Theatre, et ce à travers l’étude d’une période précise : celle de leur exil en Europe (1964-68). Pour cette compagnie au fonctionnement unique dans l’histoire du théâtre, la question de la position du spectateur dans ou par rapport à la représentation est essentielle. On analysera cette fonction, dans ses rapports avec les différents éléments de la représentation.
Pour mieux comprendre ce qui a préparé cette période, je considérerai, dans un premier temps, comment le travail de la compagnie dans les années cinquante amorce la remise en question de la fonction du public, par le biais du théâtre dans le théâtre et je tenterai d’établir qui compose ce public américain des années 50-60. Dans un second temps, j’étudierai la position du spectateur dans les cinq réalisation européennes : Mysteries, les Bonnes, Frankenstein, Antigone et Paradise Now. Enfin, dans une dernière partie, je tirerai les conclusions des deux développements précédents et je préciserai la problématique, tout en prolongeant la réflexion et en préservant des ouvertures. On s’interrogera sur les points suivants : le Living est-il ou non un théâtre de participation ? Que signifient pour la compagnie les notions d’union et de division ? Quel fut le public du Living pendant cette période européenne et qu’elle fut sa réception, globalement ? En quoi y a-t-il un malentendu français sur le Living ?

1. Le public du Living, à New York, avant 1960

1.1.Le Living dans les années cinquante
On ne peut pas comprendre le désir d’émancipation artistique de J. Beck et J. Malina si l’on ne prend pas en compte le climat des années cinquante aux Etats-unis. La décade 50-60 est le temps de l’abondance et de la débauche de la consommation, l’American way of life. L’individualisme est son pendant (chacun possède sa voiture, sa maison, sa TV). Dans cette société flamboyante, les actes simples de la vie perdent de leur sens. Le conditionnement est total, à la fois matériel et psychologique. New York est le temple, la vitrine de cette société de consommation, en même temps elle est une véritable tour de Babel et incarne le melting pot américain. Haut lieu de la contre-culture, New York, dit-on, “ ce n’est pas les Etats-unis ” et le parcours de Beck et Malina reflète cette ambivalence : à la fois conscients d’évoluer dans une société étriquée, matérialiste et monstrueuse, ils trouvent en même temps à New York un terreau favorable, un vivier d’intellectuels qui leur permet de développer leur démarche artistique dans une direction qui devient peu à peu résistance à l’Etat. En fait, l’impossibilité de créer et d’exister dans une telle société coexiste avec la brèche ouverte par la résistance de la compagnie. Toute l’originalité de la démarche de Beck et Malina sort de ce paradoxe.
Dans ces années cinquante, mêler la politique à l’art est encore impensable, et ce n’est pas non plus, avec le maccarthysme, le moment de dévoiler des opinions d’extrême gauche, car les intellectuels et les artistes sont des cibles privilégiées de la chasse aux sorcières. D’autre part, l’industrie du spectacle bat son plein, et jamais peut-être le spectacle et l’art n’ont été si intimement liés au commerce et à la société de consommation. Broadway est géré par des entrepreneurs qui doivent trouver des commanditaires et le public de Broadway est constitué de Blancs, riches ou nouveaux riches, touristes, commerçants. Au tout début de leur aventure théâtrale, ni Judith ni Julian n’envisagent le théâtre ailleurs qu’à Broadway, cet empire dont les portes leur sont closes, mais qu’ils voudraient bien pourtant forcer . Dès 1943, Beck commence néanmoins à réaliser que dans ce théâtre, il n’y a pas de place pour lui. Il y a trop de perfection à Broadway et “ les choses délectables qu’ils montrent ne peuvent être d’aucun profit ” . En 1947, tous deux rencontrent le grand décorateur américain, Robert Edmond Jones qui leur donne ce conseil : le théâtre du renouveau ne se fera pas à Broadway où il est impossible : rien ne sortira jamais du théâtre payant, officiel et confortable. La compagnie va en fait se définir pendant ces années cinquante à la fois par rapport et contre Broadway. Dès ses premières années d’existence, le Living apparaît comme étant en décalage avec le mode de fonctionnement classique du théâtre aux Etats-Unis, où tout est, à l’époque, géré et contrôlé par des hommes d’affaires, où les subventions sont inexistantes et où rien n’est pensable en dehors de la rentabilité imposée aux spectacles. Mais en même temps, pour Beck et Malina, la représentation est encore inimaginable hors de l’édifice théâtral, ou en dehors de certaines normes et conventions. De 48 à 64, le Living joue exclusivement en salle, parfois avec un système de billetterie classique (Cherry Lane), parfois gratuitement ou sur donation (The Studio). La compagnie s’éloigne et diffère du fonctionnement habituel des théâtres en plusieurs points : elle veut un théâtre de répertoire, et donc contrairement à Broadway, pratiquer l’alternance, elle aspire (sans pouvoir toujours l’appliquer) à la gratuité, et se constitue progressivement en communauté - au Cherry Lane, la moitié de la troupe dort et vit dans le théâtre -, enfin, elle se dirige vers la mise en scène collective des pièces. Les lectures organisées à Fourteenth Street sont un pas de plus vers la création de cette communauté artistique, composée à la fois d’artistes et de spectateurs, que Julian rêve de réaliser. Ces lectures et rencontres sont aussi une manière d’attirer au théâtre un public qui n’y va pas forcément.
Jusqu’aux années soixante, la forme que prend le travail du Living (les relations à l’intérieur du théâtre et la mise en scène) est plutôt traditionnelle par rapport à l’après 64. À partir de l’arrivée en Europe, la compagnie prendra position sur le théâtre et la politique avec beaucoup plus de liberté. Et ce n’est qu’à ce moment que changeront réellement et le jeu du comédien et le rapport au public.
Ce que la compagnie conserve encore du théâtre dont elle ne veut plus, c’est la manière de procéder : des textes de qualité, des textes de théâtre, sont joués, mis en scène (par Malina ou Beck), dans des salles, en décor et costumes. Au début, ces décors et costumes sont réalisés à l’avance, alors que dans les années soixante, ils émergeront du travail des comédiens et du spectacle lui-même, au cours de leur élaboration. Si des décors sont réalisés dans les spectacles de cette première période, ils le sont malgré tout dans une pauvreté et un esprit de récupération qui déterminent leur esthétique. Les décors disparaîtront à partir de Mysteries, et deviendront ensuite des structures à jouer (Frankenstein, Money Tower) dont la fonction n’est plus ni esthétique ni indicative.
Les décors disparaissent parallèlement à l’apparition de nouveaux moyens théâtraux pour atteindre le public et s’adresser à lui directement, au présent. Dans Faustina déjà, exemple frappant, la disparition du décor entraînait une adresse directe au public : le décor romain s’évanouissait avec la fin de la civilisation romaine à laquelle succédait l’apparition du monde contemporain et l’actrice accusait alors le public de ne pas être intervenu en ces mots : “ Nous venons d’interpréter une scène brutale : le meurtre rituel d’un beau jeune homme. Je me suis baignée dans son sang. Si vous aviez été un public convenable, vous eussiez bondi sur la scène pour arrêter le spectacle. ”

1.2. Les lieux de représentation
Quant aux lieux de représentation, bien que souvent atypiques, ils sont, entre 48 et 64, des salles fermées, dans lesquelles les spectacles sont joués exclusivement en frontal.
Leur premier théâtre, une cave dans Wooster Street, n’ouvrira pas. La police la ferme le soir de la première. C’est ensuite leur appartement, 789 West End Avenue, qui deviendra lieu de représentation, puis un grenier : One Hundred Street, en passant par le Cherry Lane (une salle louée), et enfin le théâtre de Fourteenth Street, un immeuble que la compagnie retape entièrement. Les deux premiers théâtres seront fermés pour raisons de sécurité (le grenier et le Cherry Lane), le troisième, Fourteenth Street, construit de leurs mains, sera saisi.

1.3. Les textes
Dans cette première période, avant le départ des Etats-Unis, le Living veut, par le biais d’un théâtre poétique et contemporain, et en réaction contre le naturalisme, accomplir la révolution qui a eu lieu dans les autres arts. Puis, délaissant ce théâtre très poétique, souvent en vers, il va utiliser ce naturalisme, à la fin des années 50, pour le pousser jusqu’à l’implosion.
Ce théâtre de texte qu’il privilégie d’abord, relève du fantastique et de l’onirique : le langage doit être changé et élargir le champ de la conscience. Mais, bientôt, la langue deviendra insuffisante, et sera considérée comme ce qui fixe les limites de cette conscience et, après 64, l’improvisation et l’expression corporelle prendront de plus en plus d’importance. Pour toucher un public dont il ne parle pas toujours la langue, le Living délaissera le texte-roi pour céder à la tentation du tout corporel.

1.4. Le public
Pour cerner quel est le public du Living à ses débuts, on peut considérer la capacité des salles dans lesquelles il s’est produit. À Wooster Street, 60 personnes (famille, amis, artistes) ont répondu à l’invitation dans la cave. Dans leur appartement, c’est un public d’amis qui est concerné, pas plus de 20 personnes à la fois. Au grenier, baptisé ‘The Studio’, il n’y aura ni publicité ni vente de billets, les comédiens sont payés au chapeau. L’entrée du théâtre est donc gratuite, mais, comme la publicité se fait de bouche à oreille, les spectacles concernent un petit milieu plutôt fermé. La capacité du théâtre est de 75 personnes. Le public est constitué d’amis et d’amis d’amis. Ce public, pendant les années cinquante est selon J. Beck constitué de “ quelques vrais amateurs ”, d’ “ une petite communauté intellectuelle ” . Si le Living a longtemps joué pour un public d’amis : intellectuels, artistes, c’est aussi parce que faute de moyens, il ne pouvait se produire que dans de petites salles, et avait besoin d’un public prêt le cas échéant à le soutenir, financièrement et artistiquement.
À Fourteenth Street, qui sera leur théâtre pendant quatre ans, la jauge est de 162 places, et le public peut enfin s’élargir et dépasser le cercle d’amis dont il était jusqu’alors constitué, mais les spectacles continuent de concerner avant tout les intellectuels, les étudiants et les artistes, la jeunesse underground et, au mieux, la classe moyenne qui lit la presse. C’est un petit public sans grand mérite, pas un public populaire, mais tout de même précieux parce qu’exigeant et curieux, dans cette Amérique culturellement sclérosée. Se rendre au théâtre de Fourteenth Street, soutenir le Living à l’époque de ses gros ennuis relèvera presque de l’acte de résistance.
Le Living, fait notable, devient à Fourteenth Street, le premier théâtre off Broadway à attirer, puis à conserver un public régulier. La communauté imaginaire idéale de Julian commence à se construire. Mais les problèmes d’argent de la compagnie sont tels que le prix des places augmente et que les spectateurs les plus modestes (étudiants ou ouvriers) ne peuvent plus se payer l’entrée. Le Living joue pour la classe moyenne, ce que Beck et Malina estiment être un échec. Le théâtre de Fourteenth Street représente néanmoins un idéal pour la compagnie car il a pu fonctionner pendant un temps dans des conditions exceptionnelles : comédiens salariés, pratique de l’alternance, théâtre ouvert de 10 h du matin à tard dans la nuit, lectures gratuites… Un vrai rapport s’y est instauré avec le public.

1.5. Le refus du monde et le théâtre introuvable
Beck et Malina voient dans les années 50 une période de trahison insidieuse, un moment de l’histoire de l’Amérique où les idéaux traditionnels ont été sacrifiés pour rallier le plus grand nombre. L’ère d’Eisenhower est caractérisée par des pressions constantes, et un conformisme généralisé. Tout y est réglementé, les alternatives sont discréditées et toute dissidence est considérée comme de la déviance. Dans les années cinquante, l’économie américaine devient aussi inextricablement dépendante de la fabrication et de l’exportation d’armes, et une guerre monstrueuse se prépare. La peur de la bombe, la paranoïa générée par la guerre froide et la course à l’armement, plongent la population dans une impuissance psychologique généralisée. Toute une génération devient dépendante des tranquillisants et développe la capacité de réprimer ses sentiments et de faire taire la réalité quand elle est trop gênante. Une ambiance sécuritaire étouffante domine. Les séjours de Beck et Malina en prison les endurcissent et les confortent dans leur opposition à cette époque d’apathie et d’abondance, opposition qui s’affirme sur et hors du plateau. Les pièces se politisent, la compagnie participe activement à la contestation de la militarisation et se trouve à l’origine de grèves et de manifestations organisées pour la paix.
Si la compagnie est successivement expulsée des salles dans lesquelles elle se produit, c’est pour deux raisons principales : les problèmes d’argent (les spectacles sont déficitaires, la compagnie est endettée), ou de sécurité (nombre de places, dispositif d’urgence, le Cherry Lane est par exemple fermé par les pompiers). Le Living ne parvient pas à se fixer, en partie à cause de son refus du fonctionnement du système. Il s’oppose dans un premier temps au système américain d’exploitation des spectacles, mais c’est aussi progressivement et parallèlement toute la société qu’il conteste par le biais du théâtre. Les difficultés rencontrées par le Living dans cette première période, l’expulsion du Cherry Lane puis celle de Fourteenth Street, préfigurent les conflits avec l’autorité qui ne cesseront d’accompagner la compagnie, laquelle finira par faire de l’opposition à cette autorité le sujet même de ses spectacles.
Les dernières années aux Etats-unis sont dominées par les problèmes d’argent. La gestion a toujours été déficitaire, les mécènes ne les ont jamais aidés. Durant cette période, la compagnie a survécu grâce aux dons de la famille et des amis, et aux artistes qui offraient des œuvres vendues aux enchères. L’état des finances est maintenant désespéré, la crise financière devient permanente. Le 18 octobre 1964, le théâtre est saisi, la compagnie expulsée. Les agents de l’IRS déclarent le bâtiment propriété de l’Etat. Les dettes du Living s’élèvent à plus de 28 000 dollars. Une dramatisation a lieu autour de la fermeture dans des conditions qui préfigurent des situations que le Living connaîtra à nouveau : des membres de la compagnie s’enchaînent au décor de The Brig et refusent de quitter le théâtre. Au-dehors, spectateurs et amis les soutiennent et s’opposent aussi à la fermeture. Une représentation clandestine filmée à lieu. Le procès de Beck et de Malina s’en suivra. À la fermeture de Fourteenth Street, le monde se sépare définitivement en deux pour la compagnie. La condamnation de Beck et Malina renforce leur attitude militante et scelle leur rupture avec l’establishment américain. L’impossibilité pour le Living de subsister à New York dans de telles conditions se confirme. Le Living refuse le système, mais l’inverse est maintenant vrai, il y a une corrélation entre le départ de la compagnie et l’incapacité des Etats-Unis à tolérer leur fonctionnement. Le Living, serait-on tenté de dire, n’a pas trouvé un public à New York dans les années 50, mais en a créé un, tout en éprouvant l’impossibilité de s’adresser à un public autrement que selon les lois du marché du spectacle. Les Etats unis ne pouvaient accepter que le spectateur soit un ami ou un militant de la cause, et non le simple consommateur qu’il était habituellement.
À la fermeture du théâtre, Beck déclare à la presse que le Living ira jouer sur les places publiques et dans les rues, ce que l’expérience européenne démentira.

1.6. Le tournant des années soixante
Si durant les premières années, les spectacles du Living voulaient affecter le spectateur surtout par le mot, l’influence d’Artaud va se faire sentir dans les années soixante. Jusque-là, la pratique théâtrale du Living, bien qu’avant-gardiste, restait plutôt rationnelle. Artaud va leur enseigner que la perception contrôlée n’est pas tout, et leur ouvrir les portes d’un théâtre alchimique, magique, et irrationnel, dans lequel le spectateur sera désormais “ sillonné par l’action ” et où le spectacle agira sur ses nerfs et plus seulement sur son esprit. The Brig et The Connection appartiennent à ce théâtre dont la vocation est de vider les abcès. Plus tard, poursuivant la conviction que le théâtre occidental ne parvient pas “ à séparer le théâtre de l’idée du texte réalisé ” (Artaud) , on assistera à la disparition du texte.
Le Théâtre et son double est traduit en anglais en 58. Beck écrit dans l’été 59, pour le New York Times un article sur le théâtre d’avant garde, imprégné de l’influence du poète:

Si nous voulons révolutionner le théâtre c’est parce que nous croyons, que nous avons une conscience, modestement et d’une manière mystique, des choses qui pourraient arriver au théâtre, des choses que personne n’a encore imaginées, qui pourraient arriver au théâtre et dans la vie tout aussi bien. C’est comme un rêve de quelque chose à venir, un rêve que nous avons tous fait mais dont nous ne pouvons pas nous souvenir complètement.

Pour Artaud, on le sait, il y a un parallélisme entre “ l’effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la démoralisation ” et une culture qui ne coïncide pas avec la vie. Artaud proteste contre “ l’idée séparée que l’on se fait de la culture, comme s’il y avait la culture d’un côté et la vie de l’autre ”. Cette notion de division deviendra centrale pour le Living, dans son analyse de la société et sa méthode théâtrale. Le théâtre devra se servir de tous les langages - gestes, sons, paroles, feu, cris - pour “ briser le langage pour toucher la vie ”. Pour Artaud, comme pour Beck et Malina, le théâtre est à refaire, dans le but de “ rendre infinies les frontières de ce qu’on appelle réalité ”. Il faut croire à un sens de la vie renouvelée par le théâtre, où l’homme se rend le maître de “ ce qui n’est pas encore, et le fait naître ”.
C’est dans les années 60 que la mise en scène collective fait son entrée : les répétitions vont prendre une autre tournure, se fonder de plus en plus sur la collaboration entre comédien et mise en scène. Judith et Julian ne disent plus aux comédiens quoi faire ou comment le faire : ils les encouragent à suivre leurs propres intuitions, à incorporer leurs idées à la mise en scène. Celle-ci renonce progressivement à son autoritarisme.

2. Les prémices du bouleversement du rapport du spectateur à la représentation : analyse de la position du spectateur dans cinq des spectacles réalisés avant 1964

Comme j’ai invité les gens dans mon living-room, je veux les inviter dans mon théâtre à vivre plus intensément. Je veux supprimer les barrières entre la scène et la salle, c’est pourquoi je déboîte les pièces, je montre l’envers, la convention, le mensonge, pour laisser entrevoir qu’il y a derrière encore d’autres mensonges, d’autres conventions.



2.1 Tonight we improvise, 1955-59.
Ce soir on improvise, est joué en mars 1955 et sera repris en novembre 1959. La première série de représentations au Studio est un succès complet et s’étend sur quatre mois. Quatre ans et demi après, c’est le succès de The Connection qui encourage la compagnie à reprendre la pièce en alternance au théâtre de Fourteenth Street (et il y a bien, effectivement, un lien qui les unit), elle sera jouée plus de 100 fois. Les critiques des journaux sont bonnes, Joseph Shipley écrit que la production est “ la meilleure représentation d’une pièce de Pirandello que New York ait connue depuis vingt ans ” , mais l’accueil du public est, on va le voir, problématique.
La pièce, ambiguë, rencontre plusieurs des convictions de Beck et Malina, et va aussi les conforter dans certaines de leurs intuitions. La mise en scène met en valeur l’un des aspects de la pièce qui leur est particulièrement cher : l’impossibilité pour la conscience et le langage de saisir et de recouvrer tout l’inconscient. Beck se conforme scrupuleusement aux intentions de mise en scène de Pirandello. Le souci de la représentation est au centre de l’œuvre de ce dernier, et l’est aussi dans le travail du Living. En tant qu’auteur, Pirandello s’oppose au triomphe de la représentation sur le texte, et à la représentation elle-même, en tant que copie, réalité fictive et illusoire. C’est pourquoi il inclut la représentation dans son texte, dans un mouvement inverse de celui qui, dans les spectacles du Living de 64-68, soumettra le texte à la représentation. Pirandello, dans son écriture, établit une distance, entre drame passé et représentation (méta-drame) dans le présent, mais aussi entre narrativité et théâtre, personnage et acteur, fiction et jeu. Cette distance devient le moteur même de l’action dramatique et une sorte de dédoublement contamine tous les éléments de la représentation.
La reconnaissance de cette distance, de ce décalage entre texte et représentation, fait remarquer Dort , est ce qui fonde la mise en scène moderne. Pirandello et le Living se sont tous deux opposés pour différentes raisons à cette séparation. La dramaturgie pirandellienne établit ce qui deviendra l’une des bases du travail futur du Living : l’impossibilité de faire coïncider “ le drame comme œuvre d’art déjà exprimée et vivante ”, et “ la représentation, en tant que traduction ou interprétation de l’œuvre d’art ” . Chez le Living, cela reviendra bientôt à créer ou à choisir le texte en fonction de la représentation, dans des spectacles comme Mysteries, Frankenstein et Paradise Now.
Le Living et Pirandello partagent donc (pour des motifs différents) ce rêve d’une union indissoluble entre écriture et représentation, et en conséquence la méfiance envers le régisseur, ou metteur en scène, et c’est ce que raconte plus précisément Ce soir on improvise : la révolte des comédiens contre ce dernier :
Dès le prologue, le public est donc contrarié, plongé dans la confusion : les acteurs ont décidé de ne plus accepter leurs rôles et leurs textes, ce qu'ils annoncent à leur directeur, joué par Julian (Julian joue ce rôle de metteur en scène comme une satire de lui-même, un metteur en scène de l’avant-garde). Ils veulent pouvoir modifier leurs textes comme ils l'entendent. À l'entracte, ils se mêlent au public et expriment leur insatisfaction par rapport à la structure pré-ordonnée de la pièce.
Au troisième acte, les comédiens se révoltent et tentent de se libérer de la tyrannie du metteur en scène et de l’auteur. Un grand chahut a lieu sur scène, le Living en rajoute dans les adresses au public, et les réactions aux Etats-unis seront parfois brutales : les spectateurs font des remarques agressives et des bagarres éclatent dans la salle. Plus anecdotique, Irving Beck, se sentant agressé par un comédien, lui flanque un coup de parapluie. Selon Tytell , la recherche de spontanéité mise en œuvre par Pirandello constituait une idée qui avait plus de poids que n'en pouvait supporter sa situation dramatique. Mais le Living s’en sort bien, le spectacle est réussi, et, plus encore, il devient fondateur de la démarche de la compagnie car cette idée, cette tentative de suggérer l'autonomie des comédiens comme créateurs principaux, va devenir un trait distinctif, caractéristique du travail du Living dans les années soixante. Julian remarque néanmoins que la compagnie n’est pas encore prête à gérer les troubles qu’elle provoque dans le public, il réalise aussi à quel point le public peut présenter pour la compagnie un problème crucial, un dilemme insoluble. John Cage l’avait déjà prévenu : le problème, c’est de donner aux gens la liberté, sans qu’ils deviennent stupides. La compagnie rencontre un public que Beck qualifie de “ bête sauvage ” dans son journal. Il estime que le Living n’est pas encore une vraie compagnie, que tous les comédiens sont étrangers les uns aux autres et que cela explique leur incapacité à contenir les dissensions dans le public.
Ce soir on improvise constitue le point de départ de ce qui deviendra l'originalité fondamentale du Living Théâtre : la remise en cause du rapport traditionnel du comédien à la représentation, du spectateur au spectacle, et du spectacle au monde.


2.2. Many Loves, 1959.
La comédie Many Loves, de William Carlos William est créée en janvier 1959, toujours au théâtre de Fourteenth Street, et jouée pendant deux mois et demi. Elle met en scène les rapports amoureux complexes d'un jeune auteur, d'un producteur et d'une jeune première, et ce à l'intérieur de trois parties qui sont trois pièces (histoires d'amour illustrant par un conflit la coupure entre les sexes) écrites par l'auteur, lui-même personnage de la pièce. Ces trois petites histoires d’amour, sans rapport les unes aux autres, sont incluses dans ce que l’auteur appelle une contre-pièce. Cette dualité provoque encore une fois un effet de théâtre dans le théâtre, avec ce que cela implique pour la position du spectateur qui se trouve remise en question, décentrée.
À cette époque, l’auteur, estime qu’aucune de ses pièces ne peut être montée, faute de public pour s’intéresser à un théâtre sérieux. Mais la pièce travaille Beck et Malina depuis des années, et se trouve être dans le même esprit que The Connection et Ce soir on improvise, montées la même année. Le caractère pirandellien du spectacle fera sa réussite lors de la tournée européenne de 1961. Aux Etats-Unis, les critiques sont plutôt positives, les spectateurs viennent, mais Judith estime qu’au fur et à mesure de l’exploitation, les représentations deviennent mécaniques et plates.
La pièce est proche de situations que va connaître le Living : Herbert, le jeune metteur en scène de l’histoire, veut révolutionner le théâtre, écrire des mots jamais entendus avant, et considère que la poésie doit être le public lui-même, public qui doit être transporté par le spectacle dans un monde inconnu. Son producteur, plus âgé, est plus pragmatique : il lui oppose que le public est rarement ce dont la poésie est faite, mais plutôt une classe moyenne qui s'ennuie, avec de l'argent pour se payer l'entrée, à la recherche de divertissement. “ Un tel conflit était exactement ce que le Living allait tenter de résoudre ” .
Quand les spectateurs s'installent, la scène est vide, un bon quart d’heure passe pendant lequel les techniciens s’activent sur le plateau, une actrice repasse sa robe, dans un réalisme complet… Les éclairages sont apparents… Tout à coup, les plombs sautent, lorsque la lumière se rallume, la pièce commence, mais le spectacle est en réalité commencé depuis l’arrivée du premier spectateur. Pendant le spectacle, les acteurs font de multiples interventions dans la salle et la pièce joue elle même en permanence sur l'ambiguïté entre fiction et réalité.
Certes le spectateur est ébranlé par le spectacle, mais les limites de ce déséquilibre résident dans le fait que le texte d’un auteur est joué, ce que savent les spectateurs, et que le jeu des comédiens relève encore de l’imitation. De plus, le fond de la pièce - les relations amoureuses conflictuelles, le rapport de force entre l’auteur et le producteur -reste superficiel et éloigné des préoccupations réelles de la Compagnie.



2.3. The Connection, 1959.
Avec The Connection, nous avons voulu rompre avec les formes soi-disant réalistes de l'époque pour créer vraiment la réalité et ne plus mentir sur la scène. J. Beck et J. Malina, 1982.

C'est toujours l'unité pirandellienne de la vie et du théâtre qui est la clef de The Connection, spectacle supernaturaliste, créé en juillet 1959. La pièce, la première de J. Gelber, ne se présente pas comme une fiction, mais comme une réunion réelle de drogués, rassemblés par un producteur pour tourner un film. Les comédiens sont sur scène avant que les spectateurs n’arrivent. Comme dans la pièce de Pirandello, les drogués refusent d’endosser leurs rôles. Ils conspirent et chuchotent entre eux, regardent le public de travers. Au fond de la salle, se trouve l'auteur du canevas du film, qui proteste contre les comédiens qui ne respectent pas le texte. Progressivement, l'action sur scène échappe au contrôle de l'auteur.
The Connection inaugure une série de pièces qui ne comportent plus d’action, de péripéties, et dans lesquelles le réalisme simulé rompt et dépasse les prétentions de la fiction sur laquelle le spectateur crédule ne pourra plus, à l’avenir, se reposer. La langue y est crue, non littéraire, la pièce prolonge et dépasse les intentions de Pirandello et sa forme correspond au nouveau théâtre, auquel ils aspirent. Le vide d’action provoque l’installation d’une langueur terrible sur le plateau, qui est aussi un moyen pour sortir le public de sa torpeur à lui. Dans The Connection, le temps fictif tend à coïncider avec le temps vécu et le spectacle désoriente le public dans la mesure où il mêle improvisation vraie et improvisation feinte. À l'entracte, par exemple, les comédiens mendient aux spectateurs de l'argent pour se payer une dose. Le public marche parfois complètement, applaudissant le faux auteur de la pièce quand on le lui présente, certains s'évanouissant quand un personnage fait une overdose... Des musiciens de jazz improvisent par ailleurs réellement et en direct. La relation des musiciens au public est directe, puisqu'ils jouent leur propre rôle, cette relation est complètement différente de celle des comédiens au public, qui eux jouent des personnages, il n’y a pas de différence entre ce qu’est le musicien sur scène ou dans la salle.
Le sujet de la pièce fait tache d’huile dans l’ambiance de “ mayonnaise crémeuse des années cinquante ” . La critique new-yorkaise dénonce la pièce unanimement. Celle du New York Times est faite par un pigiste de seconde zone, qui y voit un déballage de saletés, une philosophie de comptoir, un texte vide et creux. Judith Crist du Herald Tribune trouve la pièce sans saveur, et sans mérite. Pour Jim O’Connor, la pièce est dépressive, dégoûtante. Encore une fois, seules les critiques des hebdomadaires sont correctes : Norman Mailer trouve le spectacle “ dangereux, vrai, astucieux et vivant ”, Allen Ginsberg riposte contre les critiques des quotidiens et qualifie le spectacle de “ miracle de conscience localisée ”. Robert Brugstein qualifie ainsi le spectacle : “ Un événement théâtral produit par des gens qui veulent, à travers cette pièce, briser les barrières entre ce qui se passe sur scène et ce qui se passe dans la vie. ” Enfin, The Sunday Review of Litteratry titre “ miracle sur la quatorzième rue ! ” et déclare que la pièce est la plus originale du nouveau théâtre américain, depuis très longtemps. The Connection devient “ un succès de scandale ”, de nombreuses stars viennent voir le spectacle qui remporte deux Off Broadway Awards, décernés par le Village Voice. Globalement, les critiques des quotidiens seront ‘exécrables’, celles des hebdomadaires excellentes. Le Living jouera 700 fois The Connection.
La pièce ne propose ni dénouement ni conclusion morale, la drogue y est présentée comme une aliénation comme une autre : “ Nous devions montrer que nous étions tous en manque d’un fix, et que l’état des drogués n’était pas le résultat de leurs personnalités sataniques indigènes, mais le résultat des erreurs du monde entier.
Après ce spectacle, note J. Jacquot, et dans les pièces suivantes : “ l'emprise croissante de l'appareil de l'Etat sur l'individu, la tyrannie des lois qui régissent les rapports des hommes dans la société tendent à devenir des thèmes dominants ” . Mais si cette violence est représentée de manière extrêmement réaliste, elle est encore simulée.
Selon P. Biner, le fait de représenter les événements du théâtre comme des événements réels, était pour Beck et Malina à la limite de la tromperie, de la fraude ; ils allaient réduire cette fraude dans The Brig et dans les spectacles européens, où l'engagement direct de l'acteur serait poussé le plus loin possible. The Connection, bien qu’étant une fiction, dit la vérité, et celle-ci est déjà assimilée à la vie, comme la fiction et le mensonge le sont à la mort. Le spectacle marque un tournant pour le Living, car c'est à partir de ce spectacle que les comédiens ont, selon Judith, commencé à se jouer eux-mêmes au Living. Pour elle, The Connection correspond aussi à la découverte par le Living des possibilités du corps comme étant supérieures à celles de la poésie verbale. La ‘connexion’, c'est le contact, entre les acteurs et les musiciens, entre les drogués, le dealer et la drogue, mais aussi entre les comédiens et les spectateurs. On verra plus loin que cette question du contact traverse tout le travail du Living jusqu'à Paradise Now.
Déjà, pour The Connection, Beck et Malina considèrent que pour que le spectateur sente, il faut que son être physique soit atteint par le biais de la souffrance physique des comédiens.

2.4. The Apple, 1961.
The Apple, créé en 1961 est encore un spectacle qui mêle fiction et réalité et qui plonge le spectateur dans la confusion : la pièce, qui est la seconde de Gelber, est écrite pour le Living et montre un groupe d'acteurs de Greenwich Village. Avec The Apple, Malina déclare vouloir maintenant faire peur au public. Dans cette pièce, dit-elle, vous vous sentirez directement et physiquement menacés par un comédien arpentant la salle, l’arme au poing. Les comédiens simulent cette fois-ci complètement l'improvisation, discutent à un comptoir de café sur des sujets divers. Des boissons sont vendues dans la salle par les comédiens. Des pétards explosent sous les sièges des spectateurs, auxquels répondent des protestations de faux spectateurs… Une vente aux enchères est organisée pour les spectateurs qui peuvent acheter une toile réalisée en direct. Un faux paranoïaque ivre et fasciste sort du public, ébranle l'équilibre de la structure des comédiens et insulte successivement les Chinois, les Africains et les Juifs, puis il s’écroule, pris d’une crise cardiaque. L'ambiance est tendue, certaines scènes sont violentes et féroces. Déjà, l'absurdité du radicalisme est dénoncée comme elle le sera dans PN : un comédien au masque jaune plaide pour un monde jaune, un comédien au masque noir plaide pour un monde noir…
Les remarques de B. Dort sur le spectacle sont particulièrement intéressantes : Il se produit pour lui dans The Apple l’inverse de ce qui se passait dans The Connection, le jeu du théâtre dans le théâtre ne rend pas le spectacle plus crédible, “ il ne recule pas les bornes de l’illusion, il met au contraire celle-ci à nu, il en souligne la gratuité et les naïvetés. ”. En effet le texte de Gelber est léger, sans sujet, alors que le sujet de The Connection, était comme on l’a vu métaphorique (le contact). L’action de The Apple se perd dans la multitude des sujets abordés par la pièce. La pièce ne sera pas un succès comme l'avait été The Connection, même si les questions qu'elle pose resteront des questions centrales pour le Living, et même si le mode de représentation n'est pas fondamentalement différent de celui de The Connection. La pièce se termine par ces mots, maladroits, mais qui ont néanmoins valeur d’avertissement pour le spectateur de l’avenir : “ Ce qui est vraiment nécessaire, essentiel dans la vie, c’est de vouloir quelque chose, peu importe quoi. Et maintenant, ne revenez plus ici sans désirer n’importe quoi ” The Apple représente l’essoufflement de la forme pirandellienne et annonce la rupture qui entraînera des spectacles d’un nouveau genre, dont The Connection faisait déjà partie et dont The Brig est l’expression la plus claire. Les attributs du théâtre dans le théâtre y disparaissent au profit d’un débordement de la réalité qui s’étend dans le spectacle, dans sa préparation mais également au niveau de la réception du spectateur.


2.5 The Brig, 1963.
Avec The Brig, nous avions cherché le moyen d'exprimer le monde raide, rigide, du militarisme, un monde basé sur les règles du mouvement, le contrôle du corps et de l'esprit.
J. Beck et J. Malina, 1982.

The Brig est créé le 15 mai, et restera à l’affiche pendant 5 mois jusqu’à ce que le fisc ordonne la fermeture du théâtre pour la fin du mois d’octobre. La compagnie reprendra la pièce en janvier 64 dans une salle prêtée, sur la 42e rue, au Midway Theatre. Les représentations se prolongeront pendant l’été, en partie grâce à un article de trois pages dans le magazine Life. La pièce ouvrira la période européenne, en septembre 64, au Mermaid Theatre à Londres. Le spectacle sera joué quatre semaines au lieu de six, suite à l’intervention du gouvernement américain. Le Living quittera alors l’Angleterre pour la France.

La pièce
The Brig est une succession de scènes qui racontent la journée type de onze marines condamnés à la prison disciplinaire. Le texte est plus un canevas qu’une pièce dialoguée, il est un véritable compte rendu de la réalité, un documentaire. Kenneth Brown, l’auteur, a passé trente jours aux travaux forcés et a noté ses impressions. La compagnie expérimente donc plus une structure, qu’elle ne joue une pièce au sens conventionnel du terme. La pièce est en elle-même un acte de désobéissance civile, de rébellion, car elle ne prétend pas faire œuvre d’art mais rendre compte d’une réalité inadmissible.

La représentation
Durant la représentation de The Brig, aucune vue d'ensemble du système n'est donnée à voir au spectateur. La raison supérieure du règlement répressif est la discipline elle-même. Le naturalisme est poussé à l’extrême et l’on peut dire qu’il est, par rapport à The Apple ou The Connection, dépassé. Le spectacle est une description froide de ce qui est infligé à l'esprit et au corps des hommes : le contrôle mental des ressources corporelles. Il montre le processus de dépersonnalisation, d’anonymat, d’isolement que l'Etat fait subir à ces individus. L’action du Brig est simple, répétitive, infernale. On conditionne les prisonniers pour qu’ils se comportent comme des fous. Ce que le spectacle dit implicitement, c’est que le monde est une prison. Dans The Brig, la rigidité commence à être assimilée à la mort, la civilisation à l’enfer, et à l’enfermement. Le dialogue, le canevas, l'action, le dispositif et le jeu illustrent une structure sociale présentée comme typique, exemplaire, mais dont l’image n'est pas moins symbolique de la réalité. The Brig est le type même de la structure sociale rigide. Il est à l'image du monde entier, et d'autres microcosmes comme l'école, l'usine, l'Etat. La pièce est la première mise en forme décisive des structures closes de la société-prison. The Brig est aussi le premier spectacle de contestation sociale ouverte, il inaugure l’emploi de méthodes ‘terroristes’ pour frapper le spectateur et dénoncer la société.
Le programme du Living devient : ouvrir toutes les prisons, et ce programme s’affiche comme non seulement destiné au théâtre mais à la vie. Les lignes blanches au sol sont pour les marines des frontières imaginaires, symboliques pour Beck de toutes les barrières, réelles ou imaginaires :
Comment pourrions-nous regarder The Brig et n’avoir pas envie d’arracher les murs de toutes les prisons ? De libérer tous les prisonniers ? De détruire toutes les lignes blanches, partout ? Toutes les barrières ?

Les répétitions
Avec The Brig, les acteurs s’initient à une nouvelle méthode de répétition qui ne les quittera plus : il s’agit de vivre ce qui est joué, d’en faire l’expérience totale. Judith, qui fait la mise en scène, instaure dans la troupe les relations entre gardiens et prisonniers : les comédiens jouent à tour de rôle les victimes et les bourreaux. Le Guidebook des marines devient leur outil de travail pendant ces répétitions qui leur imposent une discipline militaire. Des règles et des interdictions y sont instaurées. Sept heures par jour. Les comédiens apprennent à marcher et chanter comme le font les marines, à faire leur lit, à porter l’uniforme, à laver le sol à la manière des prisonniers. Le spectacle inaugure une discipline sans précédent dans les répétitions, à laquelle la compagnie se tiendra dans les spectacles suivants. L’engagement (physique et moral) du comédien devient une question vitale. Dès The Brig, le fantôme d’Artaud plane : l’homme civilisé est divisé, il est un monstre, l’art pourra se réconcilier avec la vie si le théâtre parvient à réconcilier les pensées et les actes des hommes…
Pour la première fois, un consensus profond dans le travail est recherché, un accord commun lie la troupe, qui s’unifie aussi sur le plan politique. Une semaine avant l’ouverture de The Brig, Beck et Malina organisent et participent à une grève générale mondiale pour la paix. La troupe se politise complètement, l’engagement contamine les derniers membres apolitiques et, combinée aux répétitions, la politique et la pratique théâtrale deviennent alors indissociables dans la compagnie. L’argent étant rare, elle se constitue en véritable communauté, vit dans le théâtre, dont les portes restent en permanence ouvertes.
Si la mise en scène est encore de Judith et les décors de Julian, la discipline de fer à laquelle tout le groupe se plie soude le groupe à tel point que la mise en scène devient quasi collective.

Le dispositif scénique constitue une radicalisation de la séparation scène/salle puisqu’il la matérialise par un mur de fils de fer barbelé, à la place du quatrième mur, qui sépare les acteurs des spectateurs et interdit toute communication entre eux. Le décor de Beck semble dire au spectateur : “ vous ne pouvez rien faire pour eux, vous ne voulez rien faire, vous ne voulez pas voir ”. La séparation renvoie bien au secret dont s'entourent les instances répressives et au refus des citoyens de savoir ce qui s'y passe : “ Les spectateurs y sont contraints de voir et d'éprouver comme une transgression nécessaire le fait de regarder et de s'informer. ” Au-delà du grillage, le décor est purement fonctionnel, il est la réplique exacte de la taule, chaque objet, détail, y fonctionne. L'action de la pièce est déterminée par la structure du bâtiment disciplinaire et par le règlement intérieur. Elle se confond avec le mouvement des corps car la structure (espace) et le règlement (temps) sont fonction l'un de l'autre et organisent la chorégraphie des comédiens. Il y a donc une interdépendance du décor et des mouvements des acteurs. The Brig est une structure spatiale qui correspond à une structure mentale. Le décor dirige l’action.
À la fin de la représentation, les marines grimpent aux grilles et appellent les spectateurs de la salle à leur secours, mais personne ne bouge. L’artifice de la représentation est tellement puissant que les spectateurs ne peuvent pas sortir de l’illusionnisme. On ne sait si leur passivité, leur absence de réaction sont dues au conformisme traditionnel qu’implique la position de spectateur ou bien au réalisme de la représentation (les spectateurs ont peur d’être eux aussi réprimés). Quoi qu’il en soit, l’absence de réaction est bien conforme à l’attitude des spectateurs dans la vie réelle, même si le spectacle ne peut qu’être reçu comme une dénonciation de ce comportement. Le mur qui sépare les acteurs des spectateurs est aussi celui qui sépare le citoyen américain de la réalité monstrueuse des pratiques de sa société.
Le but de The Brig est de détruire la violence en rendant insupportable sa représentation. Mais le changement du monde n'est pas inclus dans la représentation. Le spectateur est seulement obligé de voir le problème en face et de s'interroger sur sa propre prison.

Dans The Brig, les mots, au sens dramatique, n'existent plus : les acteurs martèlent les interdits. La pièce constitue une condamnation du langage codifié de la société, la langue y est réglementée et dénoncée comme le moyen de l'oppression. Le thème de la pièce pourrait même être la destruction de la faculté de communiquer, la langue codifiée s’y limite à la transmission de mots d’ordres, au lieu d’être le lieu de l’unification, elle isole et divise. Avec The Brig, le Living fait aussi un pas supplémentaire, après The Connection, vers l’affranchissement du texte. Et l’action dramatique disparaît aussi.

Encore Artaud !
La compagnie se dirige aussi vers une conception magique de la représentation qui considère que le mal, représenté et vécu par les comédiens, s’il est rendu insupportable au spectateur en le frappant dans son organisme, sera transformé par lui en bien. Malina croit avec Artaud à un théâtre qui serait si violent, que toute personne y ayant assisté, ne pourrait tolérer la violence à nouveau. Pour Artaud, la catharsis doit être utilisée dans le théâtre de la cruauté, pour exorciser l’emploi de la violence. Cette possibilité de transformer la violence en son contraire passe par le spectateur qui devient un des médiums de la représentation. Le théâtre atteindra l’âme du spectateur par la peau ; si le public ressent la souffrance, il pourra y mettre fin. Pour atteindre le spectateur dans son organisme, son affectivité et son subconscient, l’acteur adopte une démarche quasi–sacrificielle : il fait l’expérience du mal, (incarne la victime et le bourreau), développe ses ressources vocales et corporelles. L’action aussi doit se développer dans tout l’espace, pour envelopper le spectateur.
Le spectacle, bien qu’extrêmement réglé, laisse une marge d’improvisation, dans la mesure où si un comédien se trompe dans le règlement, le gardien peut improviser une sanction. Ainsi les comédiens jouent sur la corde raide, et se sentent physiquement menacés à l’intérieur de la représentation. On peut déjà qualifier d’honnêteté cette attitude du comédien et du spectacle : The Brig est une réalité, une structure, que la mise en scène ne transpose pas, mais qu’elle fait éprouver au comédien et, à travers lui, au spectateur.


La critique New Yorkaise ne sait pas quoi faire de la pièce. Richard Watts du New York Post se demande si ce qu’il a vu peut être encore appelé une pièce, et déclare que quoi que ce soit, ce naturalisme l’ennuie. Howard Taubman considère que The Brig est bien une pièce, mais au sens le plus pauvre du terme. Il rejette le spectacle, dit avoir passé une soirée douloureuse et pénible mais réclame tout de même une enquête sur les marines. Globalement, l’accueil du spectacle est aussi hostile que l’avait été celui de The Connection, mais les circonstances politiques sont maintenant plus tendues. Une pression est exercée pour que le livre soit retiré des librairies.

3. Le public du Living lors de la première tournée européenne (61-62)

Le Living est invité à jouer au Festival du Théâtre des Nations, en juin 61. Le TDN est à l’époque le plus grand rassemblement de théâtre international, l’invitation est prestigieuse et provoque un effet boule-de-neige, les propositions pleuvent de toute l’Europe. Le Living devient la première compagnie off Broadway à partir en tournée en Europe. Fin mai 61, c’est le départ pour la France. Le spectacle The Connection était selon Guy Dumur “ le plus attendu de la saison du Théâtre des Nations. On l’attendait comme un puits dans le désert ” . La compagnie présente The Connection, Many Loves et Dans la jungle des villes, et remporte le Grand Prix de la recherche du Théâtre des Nations (c’est la première fois que les Etats-Unis remportent ce prix), le prix de l’Université du Théâtre des Nations décerné par les étudiants, et le prix de la Critique dramatique. Vient ensuite la première tournée européenne du Living, qui donne l’occasion à la compagnie de se produire devant un public plus important, différent et plus varié que celui qu’il a connu aux Etats-unis, c’est la première fois qu’elle se produit pour un public autre de celui de l’off Broadway. Cette tournée donne donc une nouvelle dimension, internationale, à la compagnie qui jusqu’à présent restait confinée dans l’avant-garde, et était surtout connue aux Etats-unis d’un public, on l’a vu, confidentiel. Elle donne au Living un avant-goût de l’intérêt que porteront désormais les Européens à leur travail, intérêt qui motivera leur futur départ en Europe en 64, lorsqu’il leur sera devenu impossible de travailler aux Etats-unis. En effet l'accueil des Européens sera chaleureux, les critiques seront maussades, mais le public réagit de façon très vivante. Ces critiques sont mélangées, parfois dithyrambiques, d’autres fois complètement décalées, le plus souvent réactionnaires. On sait que public apprécia spécialement le fait que les comédiens se mêlaient aux spectateurs.
Quel est ce public du Living lors de ces premiers contacts avec l’Europe ? C’est un public urbain, en mesure de payer sa place, car la compagnie ne joue que dans des grandes villes et dans des grandes salles. On peut imaginer que c’est aussi un public plutôt spécialisé, puisqu’il se déplace pour voir une troupe étrangère quasi inconnue, et bourgeois, car il paie peut-être cher sa place.
Les lieux de représentation sont des salles de théâtres consacrées, des théâtres nationaux, institutionnels : après le Vieux Colombier, le Living jouera entre autre au Piccolo Teatro de Milan, à l’Académie des Arts de Berlin, à la Schauspielhaus de Francfort… Même si la compagnie a pris une dimension internationale, Beck et Malina sont toujours insatisfaits des lieux dans lesquels ils se produisent et du rapport du public au spectacle. Malina écrit dans un entretien pour une revue française, en 1962 :
Le Living Theatre recherche un contact plus étroit entre la scène et la salle. Notre grand problème, c’est cela. (…) Nous avons tout essayé. Et d’abord de reculer les bornes de l’illusion par le truchement du théâtre dans le théâtre. (…) De toutes les solutions envisagées par nous jusqu’à présent aucune ne nous paraît être la bonne. Nous cherchons à tâtons.

Revue de presse
Les spectacles qui furent les mieux accueillis en Europe furent ceux qui montraient l'envers de l'illusion théâtrale. Les critiques françaises constatent que les spectacles de la compagnie sont dissemblables et inégaux, bien que leur dénominateur commun soit, apparemment, le désir d’étonner le spectateur. Mais la critique ne voit en général pas plus dans cette volonté d’“ étonner ” qu’une caractéristique du théâtre d’avant-garde.
A propos de la variété des spectacles, et de cette volonté unique de déranger, B. Dort prophétise qu’“ En construisant leur théâtre sur une pareille volonté, J. Beck et J. Malina le condamnent du même coup à de perpétuelles et inutiles métamorphoses ”

The Connection :
- G. Dumur voit dans l’esthétique du spectacle un compromis entre style naturaliste et distanciation brechtienne et note qu’il y a dans le travail quelque chose d’incertain.
L’aspect carrément naturaliste est selon lui convaincant : “ On est obligé de reconnaître la puissance d’évocation de ces acteurs qui paraissent effectivement vivre leur rôle plus qu’ils ne le jouent. ” Les acteurs participent entièrement au spectacle, dit-il, mais tout l’appareil pirandellien du spectacle se révèle pour lui inutile en ce qu’il dénonce la nature élémentaire de l’œuvre au lieu de la distancier.
- B. Dort , pointe un paradoxe similaire : il juge que le spectacle est fondé sur l’utilisation simultanée de deux styles théâtraux apparemment inconciliables : un souci de véracité qui va au-delà du naturalisme (un théâtre-vérité) et un jeu pirandellien entre la salle et le plateau, une continuelle mise en question du théâtre comme théâtre. Il considère que ce procédé de ‘distancement’ aboutit paradoxalement au renforcement de l’impression de vérité qui se dégage du spectacle. Le pirandellisme est en fait une ruse, qui englue le spectateur dans le spectacle, et supprime ses velléités de réflexion.
- B. Poirot-Delpech constate que “ bien qu’aucun doute ne soit possible sur la réalité de la scène, sa parfaite vraisemblance et l’absence apparente de toute action construite créent dans la salle un trouble d’une nature incontestablement nouvelle (…) On n’avait sans doute jamais joué de façon aussi charnelle sur l’ambiguïté du simulacre théâtral ”.
- Pour le critique d’un journal plus réactionnaire, “ Ce déballage de vice et d’horreur est ignoble et la complaisance apportée à sa représentation dénote une étrange fascination du mal. (…) Et oui c’est très bien joué, trop bien joué. Mais pour quel profit ? (…) Ni l’Art ni la morale n’y trouvent leur compte. ” A propos de cette disparition de l’art que ce critique souligne, France-Soir parlera aussi d’anti-théâtre.
- L’Express titre : “ L’art dramatique, considéré comme un stupéfiant ”, et le journaliste remarque que lorsque l’auteur et le photographe se font piquer, la dernière frontière, le dernier rempart saute, dans un réalisme total, et que la frontalité scène/salle s’écroule et s’efface à ce moment complètement, et dans les deux sens. Au-delà du refus de l’illusion, le spectacle pousse pour lui le réalisme à ses limites et procède essentiellement par envoûtement.
- Un autre critique rapporte que “ dans la petite salle bondée du Vieux Colombier, la chaleur écrasante ajoutait au malaise ” et qu’au cours de la soirée de nombreux spectateurs sortirent en protestant contre ce qu’il qualifie d’exhibitionnisme morbide et dégénéré. ”

Dans la jungle des villes
- Bernard Dort n’est pas tendre pour la mise en scène de Dans la Jungle des villes : “ Tout ce qui, dans The Connection, pouvait être porté au crédit de cette troupe, s’inscrit ici à son débit : au naturalisme appliqué du spectacle, balancé par le schématisme de cadre de scène succède un symbolisme puéril. ” Globalement, les critiques français sont restés évasifs sur Dans la jungle des villes. Il faut dire que la pièce est à l’époque considérée comme secondaire. Tous rapportent par contre que le naturalisme du spectacle est bizarre.

The Apple
- Au Théâtre de Lutèce en 62 : “ Le public a subi ces divers imprévus soit en souriant, soit en affichant des mines désabusées ”
- L’Aurore se déchaîne contre The Apple : “ Un réalisme du non-sens, servi par une inanité sonore propre à déconcerter le spectateur, à moins que celui-ci, entrant dans le jeu, ne participe à cette entreprise de démolition des conventions et de la routine théâtrale ”.
- Pour H. Chapier, le Living confirme dans The Apple, “ l’imposture intellectuelle de ce Greenwich Village qui tente désespérément depuis quelques années de remettre le monde en question. ”

The Brig
- J. Lemarchand, qui assiste à The Brig en 66, estime que le spectacle est une représentation d’adieu, car les conditions économiques condamnent selon lui le Living à la disparition. “ Il se peut que le Living ait dit et fait tout ce qu’il avait à dire et faire et qu’il n’ai pas voulu ou pas pu se renouveler. ” Par contre, il estime que la compagnie a compris, contrairement aux Européens, qu’à un répertoire nouveau devait correspondre des comédiens formés en des disciplines entièrement nouvelles. Mais il semble à Lemarchand que cette formation de l’acteur ait peu à peu caché au Living tout autre aspect de l’art du théâtre : le moyen est en train de devenir le but.
Il rapporte que The Brig a provoqué l’indifférence à la Perla du Lido de Venise, mais qu’à Paris il a rencontré la grossièreté et l’injure. Il constate d’ailleurs un poujadisme croissant des salles parisiennes. Le spectacle y a provoqué l’incompréhension, en raison de la mauvaise volonté d’un public rigolard ou haineux.
Première partie

Analyse du rapport du spectateur à la représentation dans les cinq spectacles de la période européenne (1964-1968)


Avant 63, on l’a vu, la troupe n'est pas en possession d'une analyse globale et complète de la société ni d'une définition claire de ses choix théâtraux. D'où la diversité des spectacles, la métamorphose perpétuelle dont parle Dort, et la place incertaine et variable du spectateur dans les spectacles antérieurs à cette date. Les cinq spectacles analysés témoignent de la transformation : 64-68 est une période charnière dans le parcours du Living, et fondatrice concernant la participation du spectateur et la mise en crise de sa fonction traditionnelle. Les spectacles y relèvent de deux types de théâtre : spectacle à texte (Antigone, Les Bonnes) et spectacle sans texte (Mysteries, Frankenstein et Paradise Now). Le Living Théâtre, entre Mysteries et Paradise Now, va mettre en place un véritable théâtre scénocratique, dans lequel la scène est le centre du monde de la même manière que le spectateur est au centre de la représentation. La forme du spectacle deviendra aussi, peu à peu, la traduction directe du mode d'existence de la communauté. Après cette période, le groupe se scindera en 1969, “ partagé entre sa vocation politique et l'appel mystique ” et Dort analysera la séparation comme significative de deux tendances incompatibles du Living : la tentation mystique (une partie de la compagnie part en Inde) et la tentation du théâtre d'action politique directe (l'autre partie part au Brésil).


Mysteries and Smaller Pieces

Tout le spectacle est un jeu perpétuel sur les rapports scène salle, à la fois dans l'espace et dans la conscience des spectateurs, entre l'existence et le représenté, entre la réalité et le signe. Le théâtre devient champ d'affrontement, lieu de célébration, de communion et de provocation. S. Dhomme.

En France, entre 64 et 68, Mysteries a été représenté à l'American Center for Students and Artists en octobre 64, au Théâtre des Nations (Odéon) en juin 66, au Festival de Cassis en juillet, au Théâtre Alpha en septembre 67, au Théâtre Français de Bordeaux en novembre 67, à Nanterre en novembre 67, enfin au Festival d'Avignon en juillet 68. Le spectacle a été joué dans toute l'Europe jusque dans les années 80, a connu trois versions et des modifications au cours du temps.
Le 26 octobre 1964, le Living crée Mysteries and Smaller Pieces, à l' ‘ACSA', Bd. Raspail à Paris. C’est le premier spectacle créé en Europe, et il inaugure une nouvelle approche du théâtre et du spectateur. Conçu à partir d'exercices, il comporte neuf parties. D'abord donné à titre unique en échange d'un lieu pour répéter les Bonnes, il deviendra un classique du répertoire du Living qui le jouera pendant plusieurs années, et l'un des spectacles les plus populaires en Europe. Pour Tytell, ce succès est clairement lié au fait que Mysteries est le résultat d'une nouvelle compréhension des potentiels de la représentation, et constitue une énorme percée dans la forme. Si Mysteries marque un point de départ dans le parcours du Living, c'est parce que la compagnie abandonne désormais ce que Julian appelle : le théâtre de l'intellect. C'est le premier spectacle réalisé sans aucun texte à l'appui, et qui concerne aussi directement la vie et l'expérience de la troupe, c’est également la première expérience de création collective, et la plus réelle : dans Frankenstein, Paradise Now et Antigone, Beck et Malina sont responsables de l’unité du spectacle, ils seront d’ailleurs contestés par une partie de la troupe en 70 : “ L’expérience de Mysteries a été capitale car au départ nous n’avons pas essayé de créer une forme, la forme est sortie d’un assemblage collectif. ” Parce que Mysteries est justement à la fois un assemblage de scènes et le résultat d’un hasard de circonstances (d’abord créé pour une représentation unique) il est difficile de comprendre le spectacle comme le résultat d’une volonté artistique déterminée, il est également impossible de le lire de manière linéaire (comme un tout) : la scène de la Peste, par exemple, n’existait pas à la création. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir de lien direct entre le début et la fin.

1.1. Le comédien et le spectateur
Pour J. Malina, Mysteries est aussi une expérimentation de ce qu'elle appelle un jeu non fictionnel, dans lequel les acteurs se montraient eux-mêmes, et ne jouaient pas des personnages et des rôles. Les comédiens y font un voyage, atteignent un état d'inspiration véritable, et de ce fait, leur rapport au spectateur est transformé. Julian avait déjà, dans son essai “ Storming the Barricades ”, tenté d'imaginer “ des façons pour aider le public à redevenir ce qu'il était lorsque les premières représentations se sont constituées sur la terre battue : une assemblée menée par des prêtres, un chœur extatique ”. On peut considérer que la place et fonction du spectateur, dans ce spectacle sans décor, sans texte, sans costumes, est déterminée par celle de l'acteur dans la représentation. La modification du rapport acteur spectateur passe par la modification de l’acteur, qui, pour changer le monde, ne doit pas seulement dire qu’il le fait, mais se placer dans une position d’engagement, d’honnêteté totale.

1.2. Le spectacle
Les neuf parties de Mysteries sont toujours jouées dans le même ordre, chacune résulte d’une idée, d’un exercice, apporté par un comédien. Mais Judith s’oppose à une définition de la pièce comme “ ensemble d’exercices ” : en dépit d’une apparente absence de colonne vertébrale qui la structure, et du fait qu’elle est d’une certaine manière une expérience dans l’informe. Effectivement, le spectacle a bien un sens, qui ne réside pas dans les images et les textes : la représentation et la mise en scène ne tiennent pas un discours clos sur lui-même, mais dont la signification est à trouver dans un entre-deux du spectateur et de la représentation.

- La première scène de Mysteries renvoie à the Brig, elle en est presque une parodie et met d'emblée à l'épreuve la patience des spectateurs. La durée de chaque scène est d'ailleurs fonction de la réceptivité de celui-ci : un homme se tient au garde à vous, parfois pendant plus de dix minutes, dans une attitude de défi et d’attente. Le plateau est nu, le comédien non déguisé. Il ne joue rien, et reste immobile : “ Le stratagème était de la pure provocation. En attendant une réponse, une réaction de son public pour commencer la représentation, le Living signalait ses priorités... ”
Dès cette première scène, le public est poussé à bout. Elle suscite des réactions – escomptées d’ailleurs -, mais on peut se poser la question : qu'est ce que ne supporte pas le public ? Rejette-t-il la rigidité militaire comme le souhaiterait le Living, ou bien réclame-t-il seulement du spectacle ? Refuse-t-il le comédien qui ne joue pas ? “ Combien de temps supporterez-vous la vie gelée ? ” semble dire cette entrée en matière. La rigidité correspond à l'état du monde tel qu'il est, c'est pourquoi on la trouve au début et à la fin de la pièce. Dans cette même scène, d'autres comédiens sont dispersés dans la salle et récitent simultanément un poème.
- La seconde et troisième scène font appel aux sens pour éveiller le spectateur physiquement. Elles ne sont pas des exercices mais des habitudes de vie des membres de la troupe. Dans la Raga (sc. 2), une femme improvise un chant hindou dans le noir, dans l'Encens (sc. 3), c'est l'odorat du spectateur qui est stimulé. La salle est plongée dans l'obscurité, la scène appelle le recueillement. Après ce chant de l'individu viendra le chant commun de la communauté. Si le spectacle est conçu pour l'éveil des sens et la conquête de la joie collective, il est aussi encadré par la rigidité (verticale et horizontale), qui correspond à l'état des choses. C’est pourquoi rien ne peut succéder à la scène de la Peste.
- Dans la quatrième scène, Street Songs, les comédiens disent un poème de J. Mc Law, dont le texte est construit sur le schéma d'une litanie chrétienne, et la cérémonie devient incantation. La prière qui pose la question : “ Comment changer le monde ? ”, est dite en plusieurs langues. Les comédiens sont dispersés dans la salle, les spectateurs participent parfois en répétant les prières avec les comédiens.
- La cinquième scène répond à la question : les comédiens donnent l'image de l'accord entre les hommes en formant un chœur improvisé, censé inspirer l'harmonie et la beauté de la collectivité.
- Dans la sixième séquence, les comédiens se purifient en se mouchant longuement, conformément à un exercice de yoga. La septième est celle, bien connue, des tableaux vivants improvisés. Dans Son et mouvement, la huitième, les comédiens s'échangent des sons et des mouvements, et encore une fois, la scène évoque la joie collective profonde de la communauté. Enfin, dans la Peste, la scène qui fit le plus parler d'elle dans le spectacle, les comédiens agonisent longuement (une demi-heure), certains tombent du plateau et meurent aux pieds des spectateurs, puis quelques-uns se relèvent et empilent les corps, à l'horizontale, pour former un bûcher. Les réactions du public à la scène de la Peste varient entre rires, cris, pleurs, interventions diverses : des spectateurs se lèvent, touchent les corps des acteurs, les tirent, les poussent, les frappent, d’autres meurent avec les acteurs.

Ainsi, le Living dans Mysteries :
- commence à utiliser l’improvisation comme technique de découverte en répétition, et comme technique de jeu en représentation ;
- met en scène le groupe comme fin de la représentation ;
- fait de la technique du comédien l'objet de la représentation ;
- met en scène l'image du monde comme apocalyptique ;
- pose au public les questions ;
- propose des réponses collectives sans encore y intégrer le public ;
- espère une participation du public, mais n'organise pas la représentation en fonction de celle-ci.
La compagnie établit la nécessité d'un engagement sans restrictions de l'acteur (prolongement de l'engagement politique sur scène). Pour changer le monde, il faut changer la relation entre l'acteur et le spectateur, mais, pour cela, l'acteur devra se transformer, arrêter de mentir et de parler au nom d'un autre. Il devra redevenir honnête. À partir de Mysteries, l'action dramatique est le fruit d'une élaboration collective. La structure des Mysteries est le paradigme expressif du nouveau théâtre. Toutes les orientations qui feront Paradise Now sont déjà esquissées : la fonction mystique, régénératrice, de la représentation, l'abolition de la distance spatiale et temporelle entre l'acteur et le spectateur, la recherche d'un langage gestuel et vocal fait de symboles, l'abandon du texte littéraire….
Dans Mysteries, on peut déjà observer le mouvement qui fait que l’image devient signe, symbole. Cet emploi du symbole au théâtre est recommandé par Artaud. Dans le rite comme dans le spectacle, les symboles sont constitués par toute parole, image, musique. Le symbole est sacré, traditionnel : chez les Grecs, il est ce qui fait la liaison entre l’être limité et son principe surhumain. Le rite, qui est le spectacle, et les symboles, qui en sont les images, sont l’expression d’une initiation. Mysteries est effectivement un spectacle pour initier le spectateur. C’est déjà un théâtre profane, syncrétique et analogique qui y est mis en œuvre. Mais l’initiation secrète implique toujours un rattachement à une organisation traditionnelle, qui fait défaut au spectacle.

1.3. La participation du spectateur à Mysteries
Quand nous jouons Mysteries dans telle ou telle ville ou tel ou tel pays, j’écoute les réactions et les bruits du public, et cela m’informe tout de suite sur l’identité des spectateurs. ” Jenny Hecht, 1967.

Le spectacle inaugure et met en œuvre de nouveaux moyens pour atteindre le spectateur : il le pousse à bout dès la première scène, comme pour lui faire dépasser de force sa condition de spectateur en une sorte de test. Ensuite, le spectacle se donne comme exemplaire pour le spectateur - c’est l’image de la communauté unifiée -, et il est aussi une sorte de messe collective. La question se pose déjà d'une relation idéale avec le spectateur. Mais le spectacle et le monde rendent encore impossible l’action des spectateurs. La position de la compagnie est à ce propos très ambiguë. En effet : les comédiens espèrent que quelques corps se mêlent à eux dans la scène de la Peste :
C’est très utile que, dans la première scène de Mysteries, le public fasse toutes sortes de choses, nous sommes très déçus quand le public reste entièrement silencieux comme ce fut le cas en Suède.

Mais en même temps, à l’époque des Mysteries, Judith considère qu'il n'est pas encore possible d'obtenir une réponse satisfaisante du public, et ce tant que la révolution n'aura pas eu lieu, et que l'espoir demeurera impensable. Elle ne croit pas qu’il soit naturel pour le public de répondre ou de participer à Mysteries : la mise en scène n’est pas faite pour faire sortir le spectateur de son rôle. C’est une mise en scène dans laquelle on ne peut empêcher la mort des comédiens et à travers eux, du monde. Pour elle, le public qui décide de participer à la scène de la Peste le fait en réaction au fait qu’elle se déroule sur son territoire, dans ses sièges.
L'appel à la participation du public est donc contenu implicitement dans le spectacle, mais le problème du rapport au public reste en 67, non-résolu : “ Il arrive souvent que des spectateurs montent sur scène pendant Mysteries, et quelquefois nous les ignorons ; un soir en Allemagne, une bande de jeunes est montée sur scène, et ils nous ont reproché après de les avoir rejetés par notre attitude. Ils avaient raison. ”, déclare Malina quelques mois avant PN. Le double discours de Mysteries va créer de nombreux problèmes lorsque la compagnie sera connue pour ses appels à la participation et qu’elle jouera le spectacle en 66-67. Les comédiens se déclarent gênés du fait que la pièce ait cet effet dégradant sur certains spectateurs : “ Je dis qu’il y a quelque chose de faux dans une pièce qui réduit le public à un si bas niveau ” dit Beck.

1.4. Le spectacle et le spectateur
La première scène de la pièce, on l’a vu, constitue une sorte de provocation par le silence : elle entraîne toujours des réactions hautement sensibles et épidermiques à cause de l’accumulation de la tension. La scène n’a pas de raison apparente, pas de sens pour le spectateur. La présence du militaire ne lui demande rien d’autre qu’une concentration complète. Au début, le public est intimidé, puis, l’ennui et l’incompréhension aidant, le spectateur atteint un point limite, il est à bout. C’est à ce moment que le comédien devient une cible, un bouc émissaire, plus il reste insensible, inexpressif face aux spectateurs, plus ceux-ci s’exaspèrent. Lebel fait remarquer qu’il arrive fréquemment que les spectateurs hurlent et insultent les comédiens pendant la première scène, alors qu’ils les applaudissent avec la même énergie à la fin.
Le spectacle va ensuite inspirer au spectateur l’image de la joie des sens mais tout en partant et en revenant à l’image du monde tel qu’il est. Dans la scène 3, dans laquelle les comédiens s’avancent dans une attitude de recueillement vers le public, le spectacle devient cérémonie, prière.
Toute la représentation est une sorte de jeu de questions et réponses entre le théâtre et la vie, entre spectateurs et acteurs. Mais dans la dernière scène, aucun échange n’est plus possible, parce que la Peste représente tout ce qui enferme le monde, le tue. Les comédiens savent que même si le public a le pouvoir, le silence se fera à la fin : “ C’est la Peste qui porte le comédien pendant le spectacle et qui lui confère cette impassibilité, cette résistance supérieure ”. Car même si les gens meurent avec les spectateurs, il n’y a pas de contact, c’est trop tard, ils ne peuvent plus rien faire, le réconfort est inutile et ne peut pas ressusciter les comédiens : Le contact humain est dénué de sens.

1.5. La première représentation
Il y a trois périodes dans les représentations de Mysteries en France : la première, en 64, correspond à la création (une représentation). La pièce sera jouée ainsi pendant quelques mois. La seconde en 66, (deux fois à l’Odéon, une fois à Cassis) à une période ou le Living commence à être connu d’un public essentiellement intellectuel. La troisième en 67 (le Living joue à Caen, Paris et Bordeaux) et 69 (tournée dans de nombreuses villes de Province) est celle où un public très varié, peut-être même populaire, va avoir l’occasion de voir enfin ceux qu’il ne connaît que de réputation.
Cette première représentation au Centre américain est spéciale : le spectacle est inédit, la soirée essentiellement récréative. Le public présent est un public rêvé : prêt à participer à la séance finale de Free Theater. Pourtant, il s’est comporté comme une bête sauvage. La représentation s’est déroulée dans le théâtre, dans le foyer, dans la rue. Le thème de l’improvisation y était l’horreur sous toutes ses formes. Les comédiens et les spectateurs ont produit tous les sons possibles à partir de la salle elle-même. Un grand nombre de spectateurs ont participé, trois heures durant. Il s’agissait d’un public selon Julian, “ spécialisé ” : des jeunes acteurs, des musiciens, des étudiants… “ Le genre de personnes susceptibles de participer à une activité comme celle-là. ” Les spectateurs ont fait des choix variant du meilleur au pire : le public a empilé des chaises en une grande montagne, un spectateur a hurlé comme un dément : “ Fuck your mother ”, un comédien suppliait les spectateurs de ne pas partir : “ S’il vous plaît, ne mourez pas ! ”.
Cette liberté totale donnée au spectateur a été un sujet d’angoisse et de litige pour la compagnie, en raison de l’absence de critère inhérente au concept de Free Theatre : lorsque tout est possible, on ne peut pas juger. Judith conclut plutôt qu’il n’est pas possible d’obtenir du public une réponse satisfaisante dans un monde infernal. Il n’y a pas pour l’instant d’autre public que celui non-paradisiaque.

1.6. Les autres représentations françaises
Encouragé et faussement orienté par une presse à sensation haineuse (pour qui la provocation du public est la seule caractéristique du Living), un public agressif et provocateur se présente pour voir le spectacle, surtout lors de la tournée de 69 qui dure six semaines. Dans la première scène, le public français fait souvent des bruits d’animaux, des remarques. Les bourgeois se sentent outragés par la représentation. Biner s’interroge sur la violence de certaines réactions : est-ce que le public considère que les formes (théâtrales ou religieuses) qu’il révère sont profanées ? Peut-être…
On a hurlé, chahuté, sifflé, rapporte G. Léon dans l’Humanité , au théâtre de l’Odéon, pendant la première scène de Mysteries. On a pu entendre : “ ça vaut bien Claudel ! ” ou “ L’auteur ! l’auteur ! ”. Le comédien seul en scène s’est vu jeter des pièces de monnaie : il a ramassé l’une d’elles et l’a montré au public pendant un long temps, jusqu’à ce que les spectateurs comprennent que la pièce représentait l’aliénation de la société, leur aliénation, la même qui leur avait fait jeter des centimes aux comédiens.
Le public, irrité, impatienté, ne s’est pas rendu assez disponible et n’a pas accepté que les conventions puissent être abandonnées. Le spectateur est néanmoins resté selon lui, “ marqué par un essai de communication évident (…) un traumatisme voulu ”. Les incantations contre la guerre ne sont pas apparues comme gratuites, car le jour même on apprenait la nouvelle du bombardement d’Hanoï par les Américains. Malgré quelques moments creux, Léon apprécie le spectacle qui est, dit-il, à la fois une prière et un démontage de la technique de l’acteur.
À Chambéry, on leur envoie des œufs, à Besançon, des tomates et des boules puantes, de la poudre à éternuer. Leur théâtre est devenu une foire dans laquelle un public d’enfants méchants se croit tout permis. Le scandale médiatique d’Avignon était passé par là. La mère d’une petite fille porte plainte pour atteinte à la pudeur contre un comédien qui s’est étalé de l’œuf sur le corps à proximité d’elle. Elle le frappe pour avoir interprété son geste comme une simulation d’onanisme. Ces incidents ridicules sont pourtant typiques des turbulences qui perturbèrent Mysteries pendant la tournée de 69. Dans les dernières représentations à Lille en 69, les anarchistes attendent le Living au tournant. Comme le remarque P. Hardy : “ Son succès même lui attire une contestation qu’il n’a pas lui-même organisée. ” : c’est la contestation contestée et les provocateurs ne sont pas les siens. Les comédiens tiennent tête à l’obstruction des spectateurs : Beck est traité de bourgeois. Quelques spectateurs soutiennent les comédiens. Les critiques parlent d’un climat de chahut invraisemblable, d’une impossible représentation. On fume dans l’Opéra, du gros rouge circule au balcon, et “ Les nœuds papillons rougissaient sous les quolibets .” Les jeunes comme les bourgeois sont restés dans l’incompréhension du spectacle. A Dijon, les jeunes spectateurs sont tous prêts à participer : ils répondent au silence de la première scène par des slogans, puis envahissent le plateau. Les spectateurs “ bien pensants ” quittent la salle. La représentation tourne au délire : le critique du Progrès Dimanche ne peut que constater l’impossibilité de juger un spectacle qui n’en est pas un. Le théâtre est selon lui nié, autant que la fiction : il ne reste plus que de la communication directe.

1.7. Les représentations européennes
En Europe, il était plus habituel d’être traité agressivement. J’ai été chatouillée, on m’a mis des coups de pieds. On m’a retournée les doigts, et on m’a mis des coups de pieds. On m’a retournée les doigts, et on a mis le feu à mes cheveux (…) Pour me faire bouger. ” J. Malina

Les réactions à la première scène sont les mêmes dans des pays différents, les comédiens ont au moins entendu en six langues des formules comme “ Plus fort, commencez ! ” ou “ C’est ça le Living ? ”, les spectateurs font toujours aussi des bruits d’animaux. Ils expriment en fait leur rage et leur frustration de ne pas pouvoir participer.
Nous les entendons en train d’essayer de remplir cet espace, de combler ce qu’ils ressentent comme un trou (…). On les entend tomber de plus en plus bas, faire des commentaires de plus en plus vulgaires, de plus en plus minables, comme s’ils se noyaient dans ce silence et qu’il fallait à tout prix le combler, même par n’importe quelle bêtise. Ce ne sont pas seulement les critiques dramatiques français, qui réagissent parfois comme des idiots, il y a aussi certains spectateurs dont on dirait qu’ils viennent voir notre travail uniquement pour gueuler et se conduire stupidement. Ceux-là, leur seule manière de participer est de passer de la bêtise à la violence.

En général les représentations en Europe susciteront des réactions plus violentes qu’aux USA. À Bruxelles, dans la première scène, les spectateurs tentèrent d’applaudir pour interrompre l’attente sans fin. Une cinquantaine de spectateurs moururent avec les comédiens. Un groupe de jeunes, après avoir vu le spectacle, prépara des actions et revient les jouer pendant la Peste… À Trieste, le spectacle sera interdit. La police panique lorsque les acteurs commencent à toucher les spectateurs et interrompt la représentation. Les spectateurs refusent ensuite de quitter la salle comme l’ordonne la Police. Le Living sera finalement forcé de quitter le territoire italien. Il commence à fonctionner comme un baromètre de la société. Au très élégant théâtre de Vienne, les pompiers interviennent lorsque les spectateurs montent sur scène pour y mourir et font fermer le rideau, les autres représentations seront interdites. À Rome, un chahut général a éclaté pendant la Peste, la police dut mettre fin à la dispute entre anti- et pro-Mysteries. En Allemagne, un spectateur monta sur scène pour y ridiculiser le comédien, encouragé par le public, il resta quelques minutes mais ne put pas tenir. À Berlin, des bâtonnets d’encens furent distribués aux spectateurs qui formèrent avec des images dans le noir. Les spectateurs participèrent souvent à la scène du chœur. À Amsterdam, les spectateurs portèrent les comédiens hors de la salle avec l’intention de les jeter dans le canal, comme si ils avaient trop joué à la réalité.
En Europe, la scène de la Peste fut interprétée comme une représentation d’Auschwitz, d’Hiroshima. À Vienne, la scène sera considérée comme une orgie sexuelle. Il y eut toujours entre deux et douze spectateurs pour mourir avec les comédiens. Les Européens se contentaient juste de se lever et commençaient à se secouer et à crier sur leurs sièges. Ils tombaient sur les côtés et mouraient dans les travées. “ Alors nous avions un test pour eux, nous les prenions par les coudes et le cou. S’ils étaient raides, nous les emportions, s’ils se repliaient, nous les laissions tomber au sol. ”

1.8. La participation des Américains
Aux Etats-unis, la participation des spectateurs a été bien plus fréquente qu’en Europe. Les raisons sont diverses, il ne s’agit pas du même public, de la même société, des mêmes attentes, de la même période : “ Les Américains s’attendaient à jouer avec nous ” dit Malina, et même si la mise en scène n’était pas faite pour la participation du public, ils parvinrent à s’intégrer au spectacle sans la violence qui avait caractérisé les européens : la participation spontanée dans la scène du chœur n’eut lieu par exemple qu’aux Etats-unis. Aussi, il faut dire que jamais les acteurs ne furent autant réconfortés qu’ils ne l’ont été là-bas : À l’Université Brown, les étudiants firent du bouche-à-bouche aux comédiens mourants et leur administrèrent les premiers soins. À Yale, ils portèrent les corps, invoquant la miséricorde de Dieu… Bizarrement, les Américains ne mouraient jamais avec les comédiens, ils les aidaient toujours :
Ici personne ne meurt avec nous parce que les Américains n’aiment pas vraiment penser à la mort. Ils n’aiment pas participer à la mort. Réconforter est un acte sentimental, mourir est un acte sacrilège .

Les Américains, bien sûr, voudront eux aussi tester les limites de comédiens. Une jeune fille montera par exemple sur scène pour déstabiliser le comédien, le pousser, et enfin le frapper. Il lui rendra la claque et sera mis en cause par les autres comédiens pour ne pas avoir trouvé une solution non violente.
Aux Etats-Unis, une partie du public s’opposera pourtant au Living ; ce sont des militants pour qui le pacifisme est dépassé, leurs réactions sont très violentes. Après que des comédiens aient été agressés par des membres du public ulcérés par les slogans contre la guerre et contre la violence, des gardes de corps seront présents pour les représentations de Mysteries.
Le fait le plus notable, c’est la participation inattendue qui s’est développée dans la scène du chœur (voir photo). Il arriva que la quasi-totalité du public soit sur le plateau, et la scène alors pouvait s’éterniser indéfiniment.


1.9. Les critiques
Le spectacle bousculait certes les habitudes, mais les critiques firent preuve d’une singulière incompréhension : “ Une provocation pure et simple ”, “ un canular ”, “ une mauvaise plaisanterie ” . Un critique belge estime que la représentation n’est rien de plus qu’une provocation du public bourgeois , elle n’a selon lui, pas de signification : un exercice technique, un exercice de style, tout au plus.
Pour Poirot-Delpech , c’est la violence de la démonstration qui a suscité la violence des réactions sans nuances du public. Pour lui aussi, la représentation est un attrape-nigaud, une “ délectation du néant ”, mais qui serait éventuellement intéressante pour “ quelque chose qui n’existe pas encore ”. Le spectacle ouvre selon lui une nouvelle voie.
Pour le critique du Peuple, de Bruxelles, le public n’existe pas pour le Living, il est nié par le spectacle. Il lui manque un mot de passe pour comprendre ce qu’il voit. Le théâtre disparaît pour lui dans le farfelu et les actes gratuits. Il rapporte que les spectateurs sont partis enthousiastes ou furieux. Il témoigne également de l’impossibilité de juger :
A la manière d’un psychodrame, l’interprétation des différentes séquences du spectacle varie essentiellement d’un individu à l’autre et toute critique fouillée deviendrait vite une sorte de streap-tease mental de la part du critique théâtral.

Pierre Roumel raconte que des voix en colères ont fusé au gré des gradins pendant la scène de la peste. Le billet payé donnait aux spectateurs le droit à la critique. On a vu se développer une querelle des pros et des antis. Roumel pense que la démarche du Living consiste à aboutir à un contact naturel entre officiants et fidèles. Mais quelle place reste t-il au spectateur infidèle ? Une quête serait selon lui préférable, car si l’on paye, on est quasiment obligé d’adhérer. Le problème pour Roumel est que le Living outrepasse les limites de l’entente traditionnelle entre acteur et spectateur, et que, dans cette mesure, il échappe à tout jugement. La gratuité du spectacle serait donc préférable.
M. Sardou nous rapporte le déroulement de la représentation de Cassis : le public y était ‘coloré’ et rares étaient les spectateurs guidés par le hasard. Le spectacle est pour Sardou une révolution, une gifle, une bombe. Il reprend le même développement que Roumel, “ on ne critique pas, on marche où l’on ne marche pas ”, la distance de la critique est impossible. Le spectacle n’est pas à voir, mais à recevoir.
Biner, lui, assistant à une représentation à Carouge, rapporte des comportement encore plus violents, bien que convenus, des spectateurs : ils ont trépigné, applaudi, insulté, sont partis, ont fait des borborygmes, ont ri, gloussé, sifflé, hué… Les spectateurs ont ressenti un grand malaise. Le Living n’a pas séduit les spectateurs dont certains ont été choqués. Mais le spectacle a bien été une expérience éprouvante et vivifiante pour le spectateur. Dans la première partie, il ne veut pas être dupe, dans la seconde, ses réticences se font moindres et sa spontanéité augmente. Enfin, la scène des tableaux vivants remporte l’adhésion.

Les Bonnes

La création a lieu au Forum Theater de Berlin, en février 1965. En France, on n’a pu voir les Bonnes qu'une seule fois, en 67, à la Maison de la Culture de Caen, mais le spectacle a tourné dans toute l'Europe (Allemagne, Hollande, Italie, Suède, Finlande, Danemark) entre 65 et 67. Il n'a pas, contrairement aux autres de cette période, connu de modifications, et n'a plus figuré au répertoire de la compagnie après 68.

2.1. Le spectacle et sa mise en scène
Pourquoi, avec Les Bonnes, se demandent les commentateurs, la compagnie a-t-elle choisi une forme si ‘classique’, un mode de répétition et de représentation si commun, après la tentative nouvelle et révolutionnaire que constituait Mysteries ?
Tout d’abord il faut rappeler que Mysteries a été créé dans un premier temps comme un spectacle éphémère, unique. Ce qui a entraîné la grande liberté des comédiens dans le travail et eut comme résultat, largement improvisé, d’en finir avec la forme, le texte et l’esthétisme. Mais ce spectacle constituait une sorte d’exception dans leur répertoire. D’autre part, la pièce de Genet ne s’inscrit pas en porte-à-faux avec les choix de textes antérieurs. La rupture entre spectacle à texte et spectacle sans texte ne s’est pas faite au lendemain de la création de Mysteries, mais progressivement entre 64 et 68, et temporairement, puisque la compagnie renouera avec le texte après 70.
Beck et Malina ont préparé la mise en scène et les décors des Bonnes lors de leur séjour en prison aux Etats-unis en décembre 64, c’est aussi en prison que Genet y avait écrit sa pièce. Les décors et la mise en scène ont donc été pré-préparés, ce qui explique que le spectacle n’ait pas été élaboré de manière collective, puisque, lorsqu’ils rejoignent les comédiens à Heist-sur-Mer, toutes les directions en sont déjà tracées.
Avec une petite distribution et un décor limité, la pièce pouvait être transportée partout en Europe, et convenait à un public international, tout en étant conforme aux nouvelles exigences du Living en matière de répertoire. Le Living connaissait déjà le théâtre de Genet, Genet appréciait le travail du Living et était d'accord pour leur céder les droits. Pour la mise en scène, ses indications seront suivies à la lettre. Le décor est simple, classique, austère et fait de la scène un temple de l’esclavage humain, selon les vœux de l’auteur : la table de maquillage est un autel, la chambre une sacristie, le lit un tabernacle. Tout est noir, blanc et métallique. Les costumes des bonnes ont quelque chose de sado-masochiste, en satin noir brillant, avec cols et poignets blancs. Le thème du sado-masochisme, extrêmement présent dans la mise en scène, reviendra dans d’autres spectacles. Celui des rapports dominants / dominés est inhérent à tout le travail du Living. On le voit, tout, dans le choix du Living de monter ce texte, paraît évident.
Les membres du Living arrivaient en Europe avec la réputation d’être en exil forcé, persécutés par le puritanisme américain et même si c’était en partie faux, le fait de monter Genet collait parfaitement pour les Européens avec leur image de rebelles. Genet n’était pas encore le classique qu’il est devenu. Le spectacle fut pour les spectateurs européens un choc moindre que Mysteries, mais il fut aussi mieux accueilli par la Presse qui se montra plus respectueuse. Pourquoi alors, aujourd’hui, lit-on partout que le spectacle était raté, mineur… ? Parce que l’on a acquis depuis un recul sur le travail du Living, et que oui, les Bonnes paraît bien fade à ceux qui ont vu plus tard Paradise Now ou Frankenstein : pas de rythmes frénétiques des corps, pas de bruitages constants, pas de démonstrations physiques, de langage corporel, pas de don de soi de l’acteur au public, pas d’appel à la participation du public…
Mais, par bien des points, la pièce et le spectacle entretiennent avec le spectateur un rapport très particulier. La pièce, ainsi que le crime originel des sœurs Papin, comporte une dimension rituelle. Le Living partage avec Genet la croyance que cette part rituelle est nécessaire à l’acte théâtral, d’où la présence et l’utilisation, dans la pièce de Genet comme dans le travail de la compagnie (Mysteries, Paradise Now, Frankenstein), de signes. Dans cette réalisation comme dans Mysteries et les spectacles suivants, la position du comédien face aux spectateurs est celle de l'officiant d'une cérémonie, d'une messe noire. L’engagement des acteurs dépassait d’ailleurs largement le simple fait de représenter un personnage, et le théâtre était, pour eux tous, vital.
Pour Beck, le spectacle est bien le plus ‘old-fashioned’ de tous ceux qui sont créés en Europe, si c’était à refaire, dit-il en 68, c’est l’interprétation physique qui changerait surtout. Pourtant, la compagnie y poursuit l’expérimentation de certaines voies déjà ouvertes dans Mysteries qui y sont repérables : un travail sur le son et la voix (les comédiens poussent des cris suraigus), une gestuelle violente, des sentiments qui paraissent poussés à leur paroxysme. “ Extase, sadisme se cristallisaient dans des images impitoyables ” . On le voit, le spectacle est loin d’être sage ou classique, il provoque une grande fascination, mêlée de répulsion, chez le spectateur.
La pièce, rituelle donc, par le dédoublement des bonnes, met la représentation en question et traite en même temps de l'aliénation. Jouée par des femmes, elle reste psychologique, jouée par des hommes, elle prend avant tout un caractère social. La mise en scène souligne, à travers cette distribution masculine, une préoccupation, qui, pour Odette Aslan , est spécifiquement américaine : elle montre l’esclavage de l’homme par rapport à la femme, elle fait la satire du matriarcat, de la déchéance de la virilité : “ l'homme est un esclave, l'esclave d'une femme, elle-même esclave d'un comportement et d'un système qui comprend aussi les bonnes ” . Aucune interprétation claire et rassurante à laquelle le spectateur ne puisse se raccrocher. C'est dans ce sens que l'on considérera l'ambiguïté de la position du spectateur dans cette réalisation. Par le travestissement, le dédoublement, le rituel, la pièce et le spectacle mettent le spectateur dans une position inhabituelle, et l’on verra en quoi celle-ci est active ou passive.
Sous différents aspects, le spectacle relève bien, néanmoins, d’une forme ancienne pour la compagnie. Il se distingue des autres réalisations européennes en plusieurs points : un texte théâtral, dialogué, poétique est suivi à la ligne, le spectacle nécessite une scène et salle à l'italienne, et s’adresse à un public intellectuel et bourgeois. Des personnages, même s’ils sont mis en crise, existent et sont représentés. L’ensemble reste extrêmement esthétique (des critiques ont noté que la poésie y surgissait de l’horrible).

2.2. Genet et le Living : rapprochements
Dans sa lettre à J.-J. Pauvert à propos des Bonnes , Genet préfère commencer par parler du théâtre en général, plutôt que de sa pièce, pour dire avant tout qu’il ne l’aime pas. C’est la première chose, fondamentale, que partage Genet avec Beck et Malina : l’évidence de l’impossibilité de continuer à pratiquer le théâtre tel qu’il est. Ce théâtre occidental paraît à Genet grossier face au théâtre oriental. Il rêve, en des termes proches de ceux employés, et par le Living et par Artaud, d’“un art qui serait un enchevêtrement profond des symboles actifs, capables de parler au public un langage où rien ne serait dit mais tout pressenti.” On voit que la question du langage théâtral, et de sa réception par le public, est pour lui aussi, centrale.
Genet n’espère rien des gens de théâtre, pour cette raison qu’ils exercent leur métier sans gravité ni recueillement. Il refuse aussi la conception occidentale du personnage et du comédien qui s’identifie “ et ne cherche pas à devenir un signe chargé de signes ”, il s’oppose au “ théâtre comme description de gestes quotidiens vus de l’extérieur. ” C’est le monde actuel, “ fatigué, incapable de vivre en actes ” qui est responsable et qui charge le comédien de représenter, à sa place, des personnages qui restent rêvés. Le théâtre, pour Genet comme pour le Living, doit être une cérémonie, une communion, et non un divertissement. Dans sa pièce, écrite dans l’ennui, Genet dit avoir, “ ému par la morne tristesse d’un théâtre qui reflète trop exactement le monde visible ”, voulu obtenir un décalage, qui “ porterait le théâtre sur le théâtre ”, et l’abolition des personnages. Les personnages ne sont plus sur scène que les métaphores de ce qu’ils doivent représenter. Dans Les Bonnes, les actrices ne devront pas jouer selon un mode réaliste : “ Il faut à la fois y croire et refuser d’y croire, mais afin qu’on puisse y croire ” .
Genet estime que sa tentative est un échec, faute d’avoir aussi créé un ton de voix, une démarche, une gesticulation qui correspondent à la pièce, bref, tout ce qui relève de la mise en scène. Il regrette d’une certaine manière de n’avoir pas inventé le théâtre qui aurait pu représenter sa pièce. En ce sens la pièce Les Bonnes témoigne bien d’un deuil, commun à Genet et au Living, qui sont tous deux d’accord sur ce point : Les Bonnes est une pièce comme on en fait dans le monde qui n’a pas encore changé le théâtre, même si elle veut provoquer le naufrage de l’un (l’ancien) et la naissance de l’autre (le nouveau). En 68, Genet s’opposera au concept de propriété littéraire, et parlera de modifier les rapports entre l’auteur et la troupe. En mai 68, il déclare : “ Il y a deux choses qui me gênent…Deux choses affreuses dans le monde : c’est d’avoir un nom et d’avoir de l’argent. Il faut être anonyme et pauvre. ” De plus en plus hostile à la culture, il reniera son théâtre et tentera d’en interdire les représentations. Mais Genet se distingue du Living en ceci : il n’aspire pas à la révolution. Pour lui, les révolutions artistiques ne peuvent pas coïncider avec les révolutions politiques, et même, c’est le caractère répressif de la société qui rend possible la révolte individuelle et artistique :
“ Je voudrais que le monde ne change pas pour me permettre d’être contre le monde. ”
Mais revenons à la particularité du théâtre de Genet : dans ces pièces, il s’interroge sur la nature du théâtre, mais il n’utilise pourtant pas le théâtre dans le théâtre dans ce dessein, et met plutôt en œuvre un ‘théâtre à l’envers’. Les Bonnes est une pièce qui appartient à ce qu’on pourrait appeler l’anti-théâtre. Il existe une correspondance certaine, note Copfermann , entre l'inversion des valeurs selon Genet, chez qui le “ jeu du simulacre piège la représentation humaine et sociale ”, et le travail du Living, à ce stade de leur parcours. Après avoir cherché à dénoncer l’illusion (Ce soir on improvise), poussé celle-ci jusqu’au bout (The Connection), pour finalement la faire disparaître (The Brig), la compagnie s’empare maintenant d’une pièce qui transforme et nie le théâtre de l’intérieur, et modifie tous les critères qui déterminent la réception du spectateur.

2.3. Place du spectateur dans Les Bonnes
C’est un conte (…) qui avait peut-être pour premier but, quand je l’écrivais, de me dégoûter de moi-même en indiquant et en refusant d’indiquer qui j’étais, le but second d’établir une espèce de malaise dans la salle… ” Genet, Comment jouer les Bonnes .

Pourquoi Genet veut-il établir un malaise dans la salle ? Peut-être d’abord parce qu’il n’apprécie pas la nature du rapport qui lie habituellement le spectateur au spectacle. Si le rituel remplace le divertissement au théâtre, alors il devient vital. Et puis, ensuite, parce que le problème de l’identité et de la vérité traverse toute son œuvre. La notion de réalité, de vérité empirique y est rejetée au profit des apparences qui, elles, existent. Le théâtre n’y est plus seulement théâtre et illusion, les personnages y sont démultipliés, et le spectateur n’est plus tout à fait lui-même, il est pris au piège de la représentation qui fait de lui un participant du rituel, pris dans le jeu de miroir. Le public ne peut pas regarder le théâtre de Genet objectivement, il est obligé de se hausser à la hauteur de la vision de l’écrivain, qui décentre la représentation, et c’est en ce sens, pour O. Pucciani, que Genet met le théâtre sur scène, et que le public lui aussi s’y trouve du même coup mis en scène. Il ne peut pas rester passif, car il est forcé d’essayer de comprendre la loi qui régit la représentation, et finalement, de prendre part à la cérémonie : “ Genet nous fait monter sur scène parce que toute sa philosophie conteste jusqu’aux idées que les spectateurs se font sur la vie. ” Si la pièce est un piège pour le spectateur, c’est parce qu’elle affirme et souligne la distance entre le personnage et le comédien et entre le spectateur et l’acteur : “ Il faut garder vos distances ”, répètent les personnages. Dans Les Bonnes, la fiction est traîtresse, et “ tandis que la pièce agit sur nous, nous sommes obligés d’avoir une action sur elle, sur nous-même et sur le monde ” elle provoque une métamorphose généralisée des éléments de la représentation, dont le spectateur devient le point de convergence, le médium.

2.4. Réception des Bonnes, revue de Presse
Pour bien des critiques et des commentateurs, Les Bonnes est un spectacle secondaire dans le parcours du Living dans les années soixante, un faux-pas, au mieux un vestige de l’ancien théâtre. Le spectacle, dit Biner, appartient par bien des aspects au “ théâtre d'avant ” , pour Copfermann, il “ met en lumière l’impossibilité pour le Living Theatre de demeurer désormais dans le carcan étroit d’une forme ancienne ” . Ce point de vue est en réalité celui de l’histoire du théâtre, de l’histoire de l’évolution des formes, car les Bonnes est non seulement un spectacle dans la droite lignée des précédents, (il n’est pas une exception), mais il est aussi un spectacle pilier dans l’évolution de la compagnie, en parfait accord avec son esprit. De plus, l’abandon du texte écrit, n’est pas le seul critère permettant de juger de l’évolution des innovations théâtrales du Living. Le Living, avec des spectacles comme Faustina, The Heroes, et The Connection, avait déjà témoigné de sa volonté de traiter de problèmes actuels et de dénoncer les tabous, et prenait maintenant ouvertement parti (en Europe) contre toutes les formes de répression. La pièce de Genet, à la fois poétique et transgressive, correspondait parfaitement à son répertoire.
- “ Le spectacle a provoqué partout une étrange fascination ” chez le public européen, rapporte Odette Aslan , il a inspiré aux spectateurs le respect et l’émerveillement. Elle explique cette fascination par le fait que le spectacle introduisait, étant joué en anglais devant des publics étrangers, une première distance par la langue, et que le travestissement des comédiens en provoquait une seconde. Cette double distance, ainsi que le côté onirique du spectacle, a plongé les spectateurs dans le trouble.
Les spectateurs sont violentés, aussi, par la brutalité du contraste : sous les robes, des corps malingres (les spectateurs étaient souvent choqués par la maigreur des membres du Living qui n’était pourtant que le reflet de leur mode de vie), masculins, aux épaules et aux bras musclés, qui révèlent l’ambiguïté des personnages de Genet.
Les spectateurs européens ont, semble-t-il, été généralement frappés par la solennité de la représentation, et ont par leur malaise, éprouvé la distance que l’auteur et la compagnie voulait introduire entre le spectacle et le spectateur. Ils ont reçu le spectacle pour ce qu’il était, une cérémonie, sans incompréhension, et malgré sa complexité.
- “ L’enfer prend une sorte d’innocence et de pureté, ces trois hommes jouent avec une véritable grandeur une grande aberration. On touche là au sommeil du monde, au mystère de la sexualité, à l’horreur des instincts, à l’interchangeabilité scabreuse de l’amour ” a-t-on pu lire dans la presse. On remarque à travers cette critique, que le spectacle, loin d’être superficiel, a bien frappé les esprits, et marqué les spectateurs profondément. Il a aussi secoué les Berlinois et assommé les amateurs de théâtre, rapporte P. Moor dans son article du Financial Times. Dans sa critique, Moor remarque que le Living a su, en Allemagne, fidéliser un public, ce qui peut surprendre pour une compagnie étrangère. Sa réputation, jointe à la bonne réception des critiques, a doublé le nombre de représentations prévues.
- Les critiques ont considéré que la compagnie avait amené à Berlin un spectacle qui constituait un événement théâtral innovant : les comédiens y ont atteint un jeu d’une rare intensité et ne se sont permis aucune extravagance ; les spectateurs, après deux heures de spectacle sans interruption sont ressortis, vidés. Dans les cinq premières minutes du spectacle, un silence intense s’est installé, provoqué par l’apparition troublante des comédiens déguisés en femmes. Pas un rire n’a fusé pendant toute la représentation alors que les comédiens parlent avec des voix de baryton et ne cachent pas leur masculinité.
- Pour Nicole Zand, critique au journal le Monde : “ Avec Les Bonnes, on attendait le Living Theatre sur un texte (…) l’entreprise achoppe (…) le Livng ne parvient pas à traduire le simulacre imaginé par Genet. Ne pouvant pas avoir recours au jeu corporel, (…) les personnages prêtent à rire. ”
- Pour Copfermann aussi, les représentations sont décevantes, et constituent un demi-échec : “ l’interprétation du Living reste trop terre-à-terre, trop réaliste ” à son goût. Le côté équivoque de la pièce existe bien, mais Genet aspirait à plus, comme en témoignent ses notes sur la pièce et sur le théâtre. Cet échec met en lumière, selon lui, le fait que le Living ne pourra plus désormais fonctionner dans le carcan de la forme ancienne. Il est vrai que le travail physique et le rapport au spectateur sont bien moins développés qu’ils ne le seront dans Antigone.


Frankenstein

Beck et Malina en mûrissaient depuis longtemps le projet : le financement de la biennale de Venise leur permit de le réaliser. Entre la création, au Venise Lido en septembre 1965, et 1968, Frankenstein a connu trois versions, et a été joué en Europe en Allemagne, Italie, Belgique, Hollande, Irlande et Suisse. Il a été repris aux Etats-unis en 68 et 69, mais pas par la suite. Il faut noter que la structure du décor limitait les déplacements de la compagnie et donc le nombre de lieux de représentation possible.
En France, le spectacle a été joué au Festival de Cassis le 29/7/66, à la Maison de la Culture de Caen le 10/6/67 et au Théâtre Français de Bordeaux en novembre 67.

Après Mysteries qui restait une sorte d’expérience, Frankenstein, considéré par certains comme le chef-d’œuvre de la compagnie, constitue une étape centrale dans cette période européenne. Par l’envergure et la richesse du spectacle d’abord - pharaonique, c’est peut-être projet le plus ambitieux de la compagnie qui voudrait résumer 3000 ans de barbarie. Dans l’utilisation d’un langage visionnaire résultant du collage ensuite. Enfin, parce que c’est la première œuvre collective importante de la compagnie. Ces trois aspects concernent tous indirectement le spectateur et l’on verra comment.
La pièce est politique, mais encore figurative, contrairement à Mysteries qui ne l’était pas. Pourtant, comme elle, elle utilise un vocabulaire de son et de mouvement.
Mysteries porte en germe Frankenstein qui emploie et développe le même langage théâtral. Avec Mysteries, le Living enterrait des formes théâtrales, avec Frankenstein, c’est de la société qu’il veut faire le deuil. Frankenstein prépare également Antigone, au niveau thématique et formel. Dans Frankenstein, ce sont aussi les schémas rythmiques de The Brig qui sont employés pour les scènes d’exécution et de prison.

3.1. Le Spectacle et sa mise en scène

3.1.1. La vision du monde de Frankenstein
Le thème de l'homme nouveau à bâtir et la question : “ comment mettre fin à la souffrance humaine ? ”, sont présents dans Frankenstein et seront développés dans Paradise Now. Frankenstein montre les images d’une civilisation entière atteinte par la démence dit Beck, la pièce est une dénonciation de la faillite de notre civilisation, de la fabrication du monstre occidental. C’est en même temps la reconstitution de son histoire, depuis l’apprentissage du verbe jusqu’à l’utilisation de la cybernétique et l’évangile de l’automation. C’est aussi un aperçu de toutes les tortures que l’homme fait subir à l’homme, et de la capacité de la science à transformer l’homme en démon.
La pièce exprime, comme The Brig, le refus de la société-prison. Spectacle critique, spectacle de désespoir, il appartient à la période du théâtre négatif du Living.
Son thème est quasi biblique, mais son message est apocalyptique et sans espoir. Il n’y a pas d’autre choix, pas d’alternative pour le spectateur de Frankenstein. Le spectacle l’amène jusqu’au point où tout est possible, mais ne propose pas de solution, aucun message, aucune morale n’est transmise. Frankenstein est comme le premier volet d’un diptyque dont Paradise Now serait le second terme. Infernal, le spectacle est comme la part refoulée, la mauvaise conscience du spectateur. Le Dr Frankenstein tente d’imiter le créateur et la malédiction s’abat sur lui. Créer un nouvel homme est le but, raté dans Frankenstein, réussi dans Paradise Now. Dans Frankenstein, le spectateur est témoin de l’échec, dans Paradise Now, il est l’objet de la résurrection.
La figure du monstre apparaît comme exemplaire : parce qu'on ne lui permet pas d'aimer, qu'il subit l'injustice, il s'adonnera à la haine. Le Dr Frankenstein qui, lui, voulait tout reprendre au début pour changer le monde, commettra la faute de refuser de croire en l'homme tel qu'il est, mauvais, mais récupérable, et de partir de la mort et non de la vie. Il provoquera la mort et non la renaissance. Le spectacle raconte l’échec de la renaissance, de l’élévation symbolique des hommes, l’échec du progrès. L’échec de la lévitation est à l’image de l’échec de l’ascension (symbolique) du monstre et de Frankenstein. Quant à la place du spectateur là-dedans, eh bien, comme le dit Beck, “ Il n’y a pas de différence entre les gens, le monstre et le Dr. Frankenstein ” , le spectateur est assimilé aux figures centrales du spectacle. De la même manière que le comédien est directement engagé dans le spectacle, l’implication, la disponibilité totale du spectateur sont des conditions implicites au spectacle.
Fruit de longues discussions politiques, d’une pensée de groupe, la pièce est le résultat d’une unification, d’une fixation partielle des idées de la compagnie, mais elle est en même temps une recherche de solutions. Même si Julian et Judith y ‘coordonnent les énergies’, le spectacle est bien une création collective, voire une thérapie de groupe car la communauté et le spectacle se créent mutuellement grâce à la capacité des comédiens à communiquer entre eux et avec le public. Le groupe veut maintenant se montrer à la hauteur de ses idées. Son intérêt commun : fabriquer une expérience nouvelle qui serait formulée en un spectacle. Même si la pièce est dite sur les programmes : ‘Imaginée, mise en mouvement par Beck et Malina et jouée par la troupe du Living Theatre’, sa cohésion, l’unité de style, celle de l’interprétation des comédiens, résulte directement du fait que leurs préoccupations communes sont au centre et à la base du spectacle. C’est ce que Malina décrit : “ Dans notre groupe, les rapports personnels sont étroitement liés aux processus de création. En réalité, nous aspirons à ne faire qu’une de ces deux activités… ”. Dans Frankenstein, comme dans PN, le spectacle est la formulation de questions vitales pour les comédiens et contient à la fois l’essence de ce qui est important pour chacun d’eux en tant qu’individu et pour tous en tant que communauté. La question posée dans le spectacle est : quelle est la place de l’individu dans la communauté ? et c’est la même question qui s’est posée pendant les répétitions. Beck les décrit comme l’effort d’un groupe de gens qui sombrent, se noient et essaient de se sauver les uns les autres : “ Un saut dans l’abîme de notre propre impuissance ”. Les répétitions comme le spectacle sont conçues comme un aveu d’impuissance. Pourtant la représentation se définit déjà pour le spectateur dans un rapport au triomphe de la vie, et Beck parle d’ailleurs de la recherche de salut par le théâtre des comédiens. Il s’agit de transformer la violence en son contraire et de résoudre par le travail sur scène, les problèmes qui se posent dans la vie. Dans Frankenstein, l’acteur n’est pourtant pas un guide pour le spectateur, comme il le sera dans PN, le spectacle ne présente pas non plus le groupe comme une communauté exemplaire, même s’il se constitue justement pendant la période du spectacle comme tel. Le refus de la société y est présent, mais il n’y a pas d’exemplarité du spectacle.

3.1.2. La responsabilité collective
Frankenstein montre un monde soumis au processus de mécanisation, et dans ce monde, ceux qui n'ont pas cru à la possibilité de le changer. Les victimes y sont montrées comme coupables de leur acceptation, et le spectacle renvoie dos-à-dos tous les représentants des idéologies : marxistes, capitalistes, représentants de l’église, travailleurs et généraux, tous sont coupables. L’Etat, comme la religion, sont dénoncés, (les exécutions du premier acte sont par exemple bénies par l’Eglise, puis par l’Etat, et face à la question de Frankenstein : “ Comment mettre fin à la souffrance humaine ? ”, tous les habitants de la structure restent sans réponse.) Le Living adopte aussi une conception dans laquelle comédiens et spectateurs sont considérés comme responsables de l’état du monde. Frankenstein, lit-on dans Spécial, est “ un monstrueux exorcisme collectif contre les bourreaux et les victimes que nous sommes tout à la fois ”. Le public est mis dans une position similaire à celle qui sera la sienne dans Antigone. Il est un bourreau potentiel. Les comédiens aussi. Le spectacle témoigne bien d’une croyance en la responsabilité collective. Il forme une sorte de chaîne de la culpabilité, une allégorie cauchemardesque de la domination sans fin de l’homme sur l’homme. Dans la scène des exécutions par exemple, qui est elle-même une réaction en chaîne, on voit, à partir de la troisième exécution, les bourreaux devenir les victimes. Dans le spectacle, tout ce que crée l’homme pour améliorer sa condition se retourne contre lui et le détruit.
Ceux qui disent non à la mécanisation du monde et de l’esprit sont exécutés, ceux qui disent oui se résignent à vivre dans la prison. Les comédiens ont cherché entre ces deux solutions, depuis le non qui signifie la mort certaine, au oui de l’abdication qui est une autre mort. Ils décrivent leur tentative comme un échec mais un dernier espoir existe : au point zéro, le spectateur est invité à réussir la pièce par son action future dans le monde. Paradoxalement, à l’intérieur du spectacle, l’intervention du spectateur, dans le spectacle comme dans le processus historique, paraît impossible. L'actualité est par exemple rappelée au spectateur, mais l’on passe d’une brève à l’autre sans en écouter la fin, l’information est sans conséquences . Comme le dit Biner, le cycle n'est pas sans fin, si on le veut bien. Car à zéro, le spectateur est rendu à lui-même. Frankenstein ne propose pas de solutions faciles au spectateur, mais il le laisse, “ comme à la porte de lui même ”, pour reprendre une formule d'Artaud, avec une nouvelle conscience, libre de changer ou non l’ordre des choses, mais après la fin du spectacle.

3.1.3. Frankenstein et le Théâtre de la Cruauté
Nos pièces visent à créer une réaction cinétique directe dans le corps de chaque spectateur. Avec nos vies et nos corps, sur un mode artistique, cruel ou douloureux envers nous mêmes, nous essayons d’affecter le spectateur comme si nous lui faisions un don et que nous souffrions pour lui. Beck.

Dans une lettre au directeur de la Biennale, Beck explique que l’action, les mots, les effets dans Frankenstein seront créés par la compagnie avec les techniques développées dans Mysteries. Le spectacle est élaboré, toujours dans l’esprit d’Artaud, à partir de ce nouveau langage théâtral qui contient beaucoup d’effets visuels, musicaux et mécaniques. Celui-ci entraîne une overdose de sensations chez le spectateur comme en témoigne MG : “ Les officiants du Living nous assaillent de tous les côtés, sur la scène, dans la salle, par des cris, des hurlements ou des silences atroces, par des lumières en plein dans nos yeux, par des démonstrations de souffrance et d’horreur. ”
L’intention de la compagnie est de créer une forme (épique), “ dans la tradition du concept d’action dans un théâtre non littéraire ” qui, “ à travers l’horreur, le rituel et le spectacle ”, immergerait complètement le public et impliquerait tous ses sens.
Beck lors d'un colloque à Caen le1-15/7/67 rappelle que la compagnie se demandait déjà à l'époque du théâtre de Fourteenth Street : “ comment créer un spectacle qui secouerait tellement les gens, qui les bouleverserait tellement physiquement que le monde d'acier de la loi et de l'ordre que la civilisation a forgé pour se protéger de la barbarie se dissoudrait ? ” . Beck estime que Frankenstein est une tentative en ce sens et que même ceux qui détestent le spectacle ne seront plus jamais les mêmes après ce qu’il leur a permis de vivre. L’impact de Frankenstein est similaire à celui d’un rêve. Selon Tytell, le Living était même moins intéressé par le fait de suggérer cette vision hallucinante que dans celui d’impliquer immédiatement le public dans cette vision . Tous les éléments de la représentation sont soumis à cet objectif : le jeu des comédiens, l’ambiance sonore, les images visuelles. La musique, la parole, le cri, la bande enregistrée produisent un climat sonore propre à chaque scène qui englobe le spectateur, ne lui laisse pas le temps de réfléchir.
Comme The Brig, et contrairement à Mysteries, le spectacle nécessite un dispositif scénique mais qui n’est pas, cette fois refermé sur lui-même. Cette structure de 3 étages et 15 compartiments ne fonctionne pas comme une référence à un milieu et n’est pas limitée à une seule signification. Le décor agit comme un symbole, représente des idées plutôt que des lieux. L’action se déroule, s’élève, sur trois niveaux dans l’espace vertical (aussi sur deux niveaux de signification : physique et symbolique) ainsi qu’à l’horizontale, sur le proscenium, dans la salle et dans le foyer... Le spectateur est donc mis en danger physiquement par cette exploitation totale de l’espace du théâtre par les comédiens. Dans Frankenstein, la compagnie épuise toutes les possibilités de la scène à l’italienne et le spectateur est cerné : l’espace complet du théâtre est envahi, y compris les espaces protégés du public que sont l’orchestre ou le foyer.
Autre manifestation de l’influence du Théâtre de la Cruauté, le Living, d’un théâtre de caractères, se dirige vers un théâtre qui repose sur les archétypes. Les comédiens vont par exemple interpréter physiquement (pantomime), les fonctions de la tête (Subconscient, Eros, Ego), au moment de la représentation poétique de l’éveil des Facultés. C’est toute la navigation de l’esprit qui est mimée, racontée par signes, dans l’épisode central qu’est le rêve de la créature. Le passage d’un rôle à un autre se fait par analogie : la Sagesse devient Icare puis Bouddha, Amour devient Pasiphaé, etc…
Après avoir répété avec le monstre ses premiers mots, les comédiens figurent les actions (comme l’expérience du feu, celle de la méchanceté des hommes, et les sensations de la créature), comme dans la scène Son et Mouvement de Mysteries. Le groupe devient ainsi un amplificateur de sensations pour le spectateur. Le comédien, outre son action physique, sensorielle sur le spectateur est aussi le supplicié de la scène, il s’offre, se sacrifie pour le public, refait pour lui le chemin de croix.
Frankenstein est une tentative pour couper court, radicalement et par un effet d’électrochoc, à la folie furieuse et démoniaque du monde qui, pour la compagnie, repose donc dans le chœur de chaque homme, de chaque spectateur. L’action du spectacle est cathartique, purgatoire sur le spectateur, bien que le rapport de celui-ci au comédien ne soit pas de l’ordre de l’identification. C’est le spectacle, monstrueux moralement dans son ensemble, qui doit lui faire passer l’envie que de telles horreurs ne se reproduisent, et le rendre capable d’empêcher que la société sécuritaire n’advienne.

3.1.4. Le montage, le spectateur pris dans la vision kaléidoscopique du monde
Dans Frankenstein, un texte plus important que dans Mysteries est joué. Il est le résultat d’un assemblage, d’un montage ou collage d'extraits de textes très divers, de phrases, de mots dont les origines sont à la fois littéraires et non littéraires… Il n'y a pas d'auteur (au sens littéraire), au spectacle qui se sert d’un canevas modifiable. C’est le thème de Frankenstein plutôt que l’histoire qui constitue la matière à partir de laquelle le Living développe ses propres préoccupations. Ce thème du savant prométhéen appartient lui-même déjà à la fois à la mythologie populaire, au cinéma, à Faust, à la Science-Fiction, à la tradition de la magie et à celle de la science moderne. Les séquences du spectacle sont des histoires plus ou moins liées à celle, centrale, de Mary Shelley. Son texte draine un grand nombre de thèmes annexes et le spectacle prend partout son inspiration et intègre d’autres textes, théâtraux ou non. Plusieurs niveaux de signification sont explorés parallèlement. On passe en permanence d’un plan de signification à un autre : du sens littéral de la fiction au sens symbolique. Les liaisons entre les parties, les modes d’association sont proche du rêve, de la poésie. Il n’y a pas d’articulation narrative logique, pas de développement linéaire de l’action, bien qu’il y ait trois actes. Une situation peut, par exemple être rejouée, des actions ont lieu simultanément. Il n’y a pas d’intrigue, mais une suite de réalités qui se télescopent. Les références sont innombrables : la compagnie a travaillé à partir de Métropolis, Nosferatu, La Conquête du Mexique, Les Temps Modernes et curieusement, tardivement sur la nouvelle de Shelley. Sont utilisés aussi The Age of Automation de Sir Leon Bargrit, Bertrand Russell, Paracelse, l’ABC of Economics, d’E. Pound, Les Anarchistes d’Horowitz, les poèmes guerriers de Mao, W. Whitman… Les personnages du vieux et de la vieille, qui représentent le Lumpenprolétariat, proviennent d’Anna Karénine. La multitude de citations artistiques, littéraires et philosophiques ne fait pas pour autant du spectacle un déballage pour intellectuels avertis, les spectateurs attrapent ce qu’ils peuvent, ne parviennent jamais à une compréhension totale et globale, mais chacun d’entre eux peut y retrouver des éléments qu’il connaît, en ce sens le spectacle est populaire, susceptible de s’adresser à tous de plus, ses dialogues sont simplistes comme dans une bande dessinée. Biner insiste néanmoins sur le fait que le spectacle, irrationnel, charrie un grand nombre de thèmes, et qu'une exégèse intégrale est impossible pour le spectateur. Si l’interprétation totale est bien impossible, autre chose est la saisie globale du spectacle. Ces spectateurs le qualifient souvent d’hallucinatoire parce qu’il présente une succession de visions, de flashs, d’images fragmentées. Le montage est aussi celui des styles et des techniques de jeu des comédiens. Le jeu est tantôt outré, expressionniste, tantôt démesuré ou mélodramatique. Tout le spectacle est fragmentaire, compartimenté : styles de jeux différents, espace cubiste, découpé, références multiples, multitude des techniques, projections, voix-off… Il donne au spectateur un point de vue démultiplié par les différents angles de vision (influence de Gertrud Stein), et ce caractère fractionné du spectacle appelle un mode d’analyse très particulier de la part du spectateur. Celui-ci est frappé de discontinuité, il doit accepter de ne pas tout comprendre. Sa synthèse du spectacle est sans cesse repoussée, jusqu’à la fin, où il est en fait rendu responsable de la nature de cette synthèse.
Si ce langage visionnaire est bien influencé par la prise d’hallucinogènes le spectacle ne relève pas de l’art psychédélique pour autant. Un paroxysme est atteint dans les actions simultanées (arrestations successives, scènes de prison), et la répétition mécanique des gestes. La mécanisation, l’accumulation, font style dans Frankenstein, mais pour dénoncer un monde divisé, répressif, si le spectateur perçoit une quelconque beauté dans la représentation du monde industriel, elle est toujours mêlée d’horreur.
Le montage résulte aussi du fait qu’au cœur du spectacle se trouve l’accusation d’un langage sans vie. Toutes les langues des idéologies y sont dénoncées et donc citées, dans leur froide objectivité. La langue est réduite à une parole slogan, et les procédés et effets visuels soulignent parallèlement l’anonymat, la mécanisation. Le langage de la politique et de l’information est présenté comme figé. L’enseignement aussi apparaît comme une succession de mots savants desséchés. (anthropologie, introduction, organisation, manipulation, sociologique…). Dans Frankenstein comme c’était le cas dans The Brig, les mots au sens dramatique disparaissent.
Un élément objectif qui explique le caractère fragmentaire du spectacle est le fait qu’il a été répété dans plusieurs endroits, à différentes périodes (à Berlin dans une maison de correction désaffectée, au Danemark, en Suède, en Yougoslavie, les derniers mois dans un petit théâtre près de Bologne) et, sur plus d’une année.
La perception du spectateur, dans un récit si peu linéaire, fonctionne plus par impression que par réflexion, pourrait-on croire, mais les relations (les similitudes) entre les personnages et les motifs présents dans le spectacle, entraînent en réalité le spectateur dans une réflexion bien plus puissante que celle qui d’habitude, lui fait tirer un bilan, une moralité d’un spectacle. Il se confond en perspectives avec le spectacle d’abord : il acquiert avec lui une vision multiple de la situation, il en retient le dégoût de la société, et en tire des schémas qui, une fois rendu au monde, lui permettront de ‘passer à autre chose’. D’autre part, il finit par être pris dans le montage mis en œuvre par la représentation : même si son action est impossible, il est partie intégrante du processus du spectacle, destinataire, il en est aussi la continuation.

3.1.5. Frankenstein : une cosmogonie ?
On l’a vu, à force de citations, le spectacle retrace une sorte de ‘mythologie du XXe siècle’, et plus que cela, il constitue une cosmogonie : on raconte et l’on invente la naissance du monde, comme dans un rituel, à travers le mythe, le cauchemar, en mélangeant les légendes de la science ancienne à celles de la civilisation contemporaine. On peut observer que la compagnie développe déjà une sorte de syncrétisme dans Frankenstein, qui trouvera son aboutissement dans Paradise Now. Elle confond, recrée les légendes et les mythes (Faust, le Golem), mêle l’utopie anarchiste aux mythes d’Orient. Le spectacle utilise aussi une poésie enfantine, un langage élémentaire, comme si on voulait réinventer le monde par le geste et le jeu. La compagnie compte sur le public pour résoudre l’équation des mythes, en considérant que celle-ci existe déjà dans l’inconscient collectif : par exemple : lévitation = ascension = Icare, Dédale = Dr. Frankenstein = Paracelse, Freud, Wiener = Science. De la même manière, le Minotaure = créature = Golem = Monstre… Au-delà de cette agglomération des mythes et des références, le spectacle se veut une histoire de la naissance et de la chute du monde, toujours recommencée. Lorsque la créature raconte sa naissance, elle fait aussi pour le spectateur une histoire de la naissance de la perception : elle apprend à voir, à écouter, découvre le monde, comme le fait le spectateur de Mysteries ou de PN. Parallèlement, les comédiens prononcent et amplifient les premiers mots du monstre : “ C’est avec une difficulté considérable… ” puis ils jouent la naissance du monde, les épisodes mythologiques et légendaires. L’expulsion de l’ego par la tête est encore une image de la naissance, sa difficulté à prononcer les premiers mots raconte la naissance de la parole. Et puis il y a aussi la beau passage du rêve de la créature, séquence longue et centrale dans le spectacle, qui exprime à la fois, dans l’image de la navigation, le rêve de la mer comme origine de la vie et comme angoisse de la mort (le naufrage du bateau).
On le verra ultérieurement, la personne du spectateur, du monstre, et de ses sous-parties n’étaient pas dissociées dans les premières versions de l’histoire de Frankenstein. Il en reste des traces dans la représentation finale : lorsque la structure devient la tête du monstre, le spectateur est comme mis dans le corps de la créature, dans sa tête gigantesque. Cette image proprement irréalisable du spectateur dans l’œil, de l’œil dans la tête, de la tête de la créature, elle-même symbole de la société occidentale, cet enchevêtrement impossible raconte à quel point le spectateur est pour la compagnie, pris dans une relation de dépendance quasi organique et magique avec le spectacle.
Y a-t-il pour autant une action magique du spectacle sur le spectateur ? Non, pas comme dans PN, car malgré tout, une histoire est jouée : la magie est plus mise en scène (ex. : des signes magiques sont dessinés sur le pendu) que mise en œuvre par le spectacle. On voit par exemple la vieille prophétiser, faire des incantations, tracer un cercle autour du corps…Dans la première scène, la tentative de lévitation échoue, parce que la magie est fausse, rendue impossible par la déconcentration des spectateurs. Le spectacle est critique, et non magique. Le recueillement est impossible dans notre société, il n’a pas d’effet tangible, l’âme ne peut pas s’élever. Dès le début, l’âme qui n’a pas lévité est mise au tombeau, et l’angoisse de la mort apparaît ainsi dès le début du spectacle.
C’est donc l’échec de la renaissance, l’histoire qui est sans cesse racontée, déclinée, dans Frankenstein : “ Ils créent en cinq heures, par des moyens totalement inconnus encore au théâtre, le monde entier et son histoire. Ils prophétisent.(…) ils meurent vingt fois et renaissent. ” L’image de la vie et de la mort, et celle du bien et du mal se font face sous plusieurs formes. L’électricité, qui joue un rôle important, représente, comme dans The Connection, un agent de la vie. Le Dr. Frankenstein dit : “ Turn on the creature ”, ce qui veut dire à la fois l’allumer et lui donner la conscience. De même, le cœur se met à battre pendant l’opération lorsqu’un coup de tonnerre résonne et il est représenté par une lumière. L’image de la mort, à travers la présence du cercueil est omniprésente : à un moment, on voit les quatre cavaliers de l’Apocalypse qui piétinent les morts. Le deuxième acte se termine par une vision de la mort chevauchant une monture, seule en scène, face au public…
Toutes les tentatives d’élévation, celle de Frankenstein, le Prométhée moderne, de Dédale, d’Icare, de Bouddha, de la créature, vont échouer. (II, 2, 3, 4, 5) Le monologue de la créature raconte comment l’homme, naturellement bon, est corrompu par la société qui le rejette et qui lui donne une raison d’être dans la vengeance. En acceptant de construire la créature pour l’Etat, le Dr F. devient un prisonnier consentant. La prison est le modèle de la société moderne. Encore une fois, il devient victime de sa tentative d’émancipation. À la fin, la tentative d’évasion du Dr. Frankenstein tournera même au désastre : il provoquera un incendie pour détourner l’attention des gardiens, mais fera périr tous les prisonniers par le feu. C’est encore la vie et la mort qui s’opposent dans la dernière image du spectacle : les morts se relèvent pour former la créature qui renaît.

3.1.6. Les différentes versions
Le premier Poème de Frankenstein est composé en Italie, après trois semaines de répétitions intenses que Beck qualifie d’“ orgie fabricatrice de monstres ”. Après deux mois de travail supplémentaire, le scénario de Munich devient, (écrit entre Munich et Berlin), une nouvelle base pour la scène. Le synopsis de Venise est rédigé pour le programme, et est conforme aux représentations qui ont lieu à Venise (sept. 65) puis à Berlin (oct. 65). Enfin, le scénario de Cassis correspond à ce qui s’est joué à Cassis (août 66) et plus ou moins à ce qu’on a pu voir à Dublin en octobre 67. La pièce a été l’objet de révisions constantes, et doit finalement être considérée comme une œuvre en changement permanent. Cassis n’est pas la version définitive, celle de Dublin non plus.
1) Dans cette première mouture, le Poème de Frankenstein, qui est un poème très abstrait, le public, le monstre, le spectacle ne sont pas dissociés, mais indistinctement liés les uns aux autres. L’œil de la créature, sa tête, son corps et le spectateur semblent ne constituer qu’une seule entité.
Les deux premiers vers, “ Préparation dans le théâtre -Augure d’événements terribles ” indiquent que Beck envisageait le début du spectacle comme une mise en scène du théâtre. Beck écrit dans ce poème : “ mon cœur de monstre est évident. ” On voit que l’idée du monstre résidant dans toutes les parties de la représentation (spectateurs, acteurs, personnages) est présente dès l’origine du projet.
2) Dans le second canevas, le scénario de Munich, le spectacle s’invite maintenant dans le hall au début de la représentation : il est stipulé dans les indications de régie, que le cercueil vide qui accueillera la jeune fille y est disposé, ainsi qu’un guichet de contrôle. Le cercueil est aussi bien celui du spectateur que celui de la jeune fille.
3) Dans le synopsis de Venise les préparatifs relatifs au théâtre ont disparu. La trame devient intelligible. Les personnages se dissocient et les épisodes apparaissent plus clairement. Le spectateur n’est plus inclus dans le spectacle. Apparaît par contre l’idée que la pièce pourrait ne pas avoir lieu si l’impossible était possible : si la méditation échoue, la pièce est consommée.
4) La version du scénario de Cassis est un poème bien plus concret que les précédents. Les personnages, les lieux, les légendes s’agencent, se combinent logiquement. L’idée de la naissance du verbe y apparaît :
“ On pourchasse la créature dans la salle.
Le corps disparaît, le mot naît. ”


3.1.7. L’autre fin de Frankenstein
À la fin du spectacle, dans la version de Cassis, le feu triomphe, puis les prisonniers forment la créature. Elle fait le compte à rebours et, à zéro, promène le rayon de la lampe sur le public. Puis elle lâche les instruments de l’oppression et les râles des prisonniers moribonds se transforment en respiration puissante, vivante, régénérée. La créature lève les bras et forme le signe de paix des pacifistes : Universal Disarmement. Dans la première version, tout l’acte III était positif, les mots, bruits, chœurs, gestes esquissaient d’autres possibilités, jusqu’à dissipation du mal. Dans une autre version, la créature traversait des scènes tirées d’Ibsen et reconnaissait le Dr. en la personne d’En Solness (personnage qui construit une maison dans laquelle les gens seront heureux). Un combat à mort s’engageait entre la créature et son créateur. Ils étaient séparés par les autres et pris dans un filet, surélevés dans l’air, un cercueil ouvert les attendait en dessous. Alors avait lieu la réconciliation, ils s’embrassaient l’un l’autre. Tous deux étaient délivrés de la haine, c’était le triomphe de la révolution de l’amour. Puis ils rejoignaient tous les personnages rassemblés sur scène et chantaient le chœur final des Euménides. Le spectacle se terminait sur des attitudes préparatoires à l’acte d’amour, mimées par les comédiens (une sorte de Kama Sutra visuel), le haut parleur annonçait que la loi ne permettait pas d’aller plus loin. La compagnie trouvait la fin trop optimiste par rapport au ton général de la pièce. La prison est une représentation plus parlante du monde que les extraits des pièces d’Ibsen.
La fin est plus proche dans la dernière version de celle de la nouvelle initiale qui est le feu, mais à un détail près : avec le compte à rebours, l’étape qui suit le feu est, maintenant, l’action des spectateurs à la fin du spectacle. La révision de ce troisième acte est cruciale. La prison est la réalisation suprême de notre actualité ; Frankenstein, par rapport à The Brig, pose l’impératif que nous mettions fin à la domination. C’est en ce sens une œuvre révolutionnaire. Frankenstein tente de proposer une alternative aux deux seules qui existent dans le jugement dernier : l’enfer ou le paradis.

1) “ un cycle est arrêté quelque chose d’autre commence.

2) Munich. La transformation des forces négatives en forces positives se précise :
“ Destruction de la Tête
Effondrement de la Structure Sociale
La chasse à l’homme s’organise
Chasse
devenant
Combat
devenant
Otage
devenant
CONFRONTATION
BAISER
REDEMPTION DU CERCUEIL
REDEMPTION DU GUICHET DE CONTRÔLE
CHOEUR
FRISE D’AMOUR ”

3) Venise. Après la traversée des scènes d’Ibsen, le monstre reconnaît Frankenstein en la personne du Maître Constructeur.
“ Ils se battent. Le peuple tremble.
Le cercueil est apporté, les filets sont jetés, les cloches sonnées.
La créature et son créateur se confondent.
La fureur du peuple est transformée en amour.
C’est la révolution.
Ils s’approchent l’un de l’autre. ”

4) Cassis. Le ton est différent, bien plus sombre, la fin du deuxième acte devient : le monde sécuritaire. Le ton du troisième acte est apocalyptique, il est entièrement consacré à la prison, et se termine par la mort par le feu des prisonniers : le monde entier est devenu une prison. Le dispositif est la prison.
“ Emeute.
Incendie. L’alarme est donnée. Mort par le Feu.
La créature compte.
L’Homme est vivant. ”

La dernière version jouée à Dublin n’est pas pour autant la forme définitive du spectacle : Malina aurait souhaité que la créature bouge et aille dans le public menaçant de l’avaler.

3.2. Place et fonction du spectateur dans Frankenstein

3.2.1. Le début de Frankenstein : un non-spectacle
En prenant place dans leurs fauteuils, les spectateurs sont confrontés dès le début à
un spectacle qui à la fois a déjà commencé, et qui en même temps, n’a pas lieu. En effet, quinze comédiens sont en position de yoga, face aux spectateurs, et resteront les yeux fixés sur eux pendant trente minutes. Une voix off, au ton neutre, objectif, de reportage,
annonce en quatre langues que les comédiens méditent pour faire léviter la jeune femme au centre. Si la lévitation a lieu, indique le programme, le spectacle est terminé. Le spectateur attend que l’impossible se produise. C’est le calme avant la bataille.
La lévitation et le yoga étaient déjà présents dans Mysteries. On peut se demander si la concentration dans Frankenstein est parodique ou réelle. Les membres croient que la méditation peut avoir lieu. Ces trente minutes de silence devraient concentrer le spectateur et permettre à la jeune fille de léviter mais les spectateurs continuent à arriver, à chuchoter… En fait, si la méditation est impossible, c’est parce que les spectateurs ne se concentrent pas, et que le monde est pour l’instant infernal et non paradisiaque : l’impossible ne peut pas encore advenir.
Au bout d’une demi-heure, la voix annonce la phase finale de la méditation : à la fin du compte à rebours, les regards se tournent vers la jeune femme. “ Elle n’a pas réussi à léviter ” dit la voix off. À l’immobilité, succède la violence déchaînée, au silence, les cris. La femme s’enfuit, est capturée, enfermée dans un cercueil dont le couvercle est cloué, le cortège funèbre traverse la scène, fait le tour de la salle. Face à cela, Frankenstein est comme le public, un spectateur impuissant devant la violence et l’injustice.

3.2.2. Le spectateur dans la chasse à l’homme
En observant les moments de quadrillage de la salle, de chasses à l'homme (ex : les bourreaux chassent les victimes dans la salle à l'acte III), nous allons voir quand et pourquoi les comédiens pénètrent l'espace des spectateurs, et quel sens leur intrusion prend pour ces derniers.
- Après la procession dans la salle, un comédien dit “ non ! ” à la violence, il reconnaît la responsabilité du groupe et le quitte. Deux hommes poursuivent le fuyard, éclairent les travées, promènent les faisceaux sur les spectateurs, soupçonneux, agressifs. Une deuxième, puis une troisième protestation s’élèvent, les fugitifs sont arrêtés, pendus, guillotinés, fusillés… Les spectateurs voient leurs voisins d’il y a un instant assassinés (les exécutions sont éprouvantes pour lui mais représentées de manière non naturaliste). Il n’a rien fait pour l’autre, il s’est tassé dans son siège. Dans la chasse à l’homme, si le spectateur n’intervient pas, c’est peut-être parce qu’il craint d’être emmené sur le plateau, mais, plus concrètement, c’est surtout parce que son intervention n’est ni prévue ni permise : il est acculé à ce rôle de collaborateur passif.
- A la fin du récit du monstre, on s’aperçoit qu’il a disparu. Il s’évade, se perd dans la foule des humains, les spectateurs. On le recherche dans la salle. Sur scène, un policier s’empare de la créature qui l’étrangle, et dans le même geste, devient monstre. La créature prend le contrôle, la situation est retournée : le monstre réamorce, comme Frankenstein, le cycle des violences ; la haine engendre la haine, il n’y a pas d’échappatoire. Une sirène retentit, une nouvelle scène de victimisation a lieu et les comédiens envahissent la salle : c’est le chaos, l’angoisse, l’arbitraire des arrestations qui recommence. Des policiers poursuivent à nouveau des fuyards dans la salle. Après un flash : vision de la mort (la victime du premier acte), c’est la fin du deuxième acte. Le rideau se ferme et les spectateurs se trouvent alors infiltrés, alors que le spectacle est normalement mis en suspens par l’entracte, par des comédiens qui circuleront sans rien dire parmi eux pendant toute la durée de cette interruption et qui rejoindront avec eux la salle plongée dans le noir. Ce sont les fugitifs, ils se cachent, se fondent dans la foule : le spectacle dit : “ ils sont vos semblables ”, mais leur présence provoque aussi une non-interruption du spectacle.
- La traque continuera dès la reprise du troisième acte. Les victimes donnent cette fois leur identité aux bourreaux et répondent oui à toutes les questions. Puis ils sont mis en prison. Cette longue scène rappelle à la fois celle des tableaux vivants de Mysteries et The Brig.
Si il est mis dans la position de suspect lorsque les comédiens pointent sur lui leurs lampes-torches, c’est que le spectateur est l’accusé principal auquel le spectacle est destiné : c’est lui, l’homme, qui se dessine derrière chaque figure de Frankenstein. Le monstre, “ c’est peut-être chacun de nous ”… Tous les rôles sont à son image et sont une démultiplication de l’Homme tout court. Cet homme qui y est contrôlé est à la fois la créature, le spectateur et les comédiens. Mais le spectateur, s’il fait bien l’expérience passée, présente, future, de son propre monde, n’est pas pour autant mis en accusation directement par les comédiens, comme il le sera dans Antigone. Le spectacle fait le constat de l’impossibilité pour le spectateur comme pour le comédien de s’échapper du labyrinthe du monde contemporain, et de même, toute proposition ou intervention des spectateurs est sans issue. Par contre, il est invité à réussir ou non la pièce, mais seulement à la fin, après le spectacle. La créature symbolise pour le spectateur l’impossibilité d’être bon dans un monde mauvais, mais, en même temps, elle rend la chose possible à la fin.

3.2.3. Le spectateur au point zéro
Il y a deux points zéro dans Frankenstein, un à chacune des extrémités du spectacle.
Le premier signifie ceci : si la méditation échoue, ce sera le règne du mensonge. Parce que l’homme n’a pas voulu s’élever, il est perdu. Au premier acte, une voix annonce que les comédiens méditent pour faire léviter une femme. Les comédiens regardent les spectateurs pendant le compte à rebours, puis, après un long silence, ils regardent tous la fille et lui sautent dessus en hurlant. Ils l’encerclent, la capturent et l’enferment vivante dans un cercueil. Pour Borie, ce premier compte à rebours correspond au renversement de l’histoire, à un moment où le temps historique cesse d’être irréversible : le premier point zéro est le point décisif où l’ordre des choses peut être radicalement changé. La représentation se constitue déjà comme une médiation, capable d’engendrer le renversement. Le temps y est distendu et disparaît. L’autre point zéro, c’est la fin du spectacle, un nouveau compte à rebours. Le spectateur est ramené finalement au point zéro, là où quelque chose doit renaître, recommencer. Du temps mythique de la représentation, on passe au temps concret régénéré. Ce deuxième point zéro correspond au moment du passage, du changement. Lorsque la créature lâche le filet et la lampe, symboles de la société carcérale, emblèmes de mort, un nouveau règne est instauré, et rendu possible par la représentation. Un cycle est arrêté, quelque chose d’autre peut commencer. En même temps, cette fin renvoie au début (le spectacle tourne en boucle), et l’on pourrait redouter que tout ne fasse que recommencer éternellement, mais le message du spectacle n’est pas fataliste, et si seule cette phase finale de formation de la créature suggère la renaissance, c’est bien pour que le spectateur reparte avec la force de changer le monstre qu’il est. Dans cette régénération finale, la nouvelle créature prendra la forme de l’arbre de vie (symbole des pacifistes). Toutes les tentatives d'élévation ont échouées, sauf à la fin lorsque le public est invité à réussir la pièce. Au deuxième point zéro, on revient au commencement du temps individuel et historique. C’est le lieu de la récupération de l’origine. Le spectacle induit un rapport régénérateur de l’histoire à l’origine. Il est renaissance, commencement absolu, pour l’histoire et le temps (individuels et collectifs). C’est pour moi bel et bien dès Frankenstein que se scelle la rupture avec la croyance en un progrès historique, et au-delà, avec le temps lui-même. En effet, le Living tente déjà ni plus ni moins d’arrêter le temps, du moins symboliquement, au début du spectacle, et d’autre part de changer l’histoire en renvoyant au monde un spectateur écœuré de celui-ci, et qui peut être le changera.
Quant au schéma de la mort et de la résurrection, on l’a vu, il est répété dans Frankenstein. Cette résurrection est également individuelle et collective. C’est celle du spectateur et de la créature, qui, dans le fantasme du spectacle, ne forment déjà qu’un.

3.2.4. La réception des spectateurs
Applaudir ? Hurler ? Frapper ? Prendre les armes ? Rire ? Cet 'hallucinodrame' écrit, mis en scène transformé chaque soir collectivement par la troupe du Living Theatre dérange à tel point la relation théâtrale conventionnelle que le spectateur (…) est obligé de se reconsidérer, de se mettre en jeu. Vidé, défait, attaqué comme quelqu'un à qui l'on empêche de passer une bonne soirée (…) le spectateur devient non un acteur mais un témoin à charge, un enquêteur. J.J Lebel, 1967.

Frankenstein fut, pour ceux qui y ont assisté à Cassis, un choc, (il le fut également dans les autres villes et les autres pays). Le pouvoir incantatoire du spectacle, la cohérence interne des relations entre les éléments de la représentation, ont partout fasciné les spectateurs. Il n’était pas aisé de comprendre à la première vision le spectacle, car les yeux se fixaient d’abord sur les mouvements simultanés, et le spectacle était très dense, et résistait à l’analyse rationnelle. Le problème posé par cette forme complexe, est que le spectateur pouvait trouver le spectacle obscur, difficile à suivre. L’œuvre porte en elle le paradoxe d’être à la fois très naïve dans le ton des dialogues et complexe dans son ensemble. C’est une difficulté de plus pour le spectateur. Le public devait implicitement apprendre à regarder autrement. La compagnie a mis longtemps à rendre visible et lisible, cette multitude de visions. En le bombardant par des assauts permanents, en provoquant le désespoir du spectateur, le spectacle ne voulait laisser qu’une alternative à la situation présente : la révolution. Les différentes scènes de chasse à l’homme, et le mouvement continu du spectacle atteignent un paroxysme dans la violence très éprouvant pour le spectateur.

- Frankenstein, témoigne de plusieurs phénomènes, présents dans Mysteries et Antigone. D’abord la dilatation du temps, le spectateur est arraché au temps quotidien, ensuite l’attention portée à la réception du public, et non, on l’a vu à sa participation, et enfin, la mise en scène de celui-ci.
- Malgré les apparences, la part d’improvisation des comédiens est réduite dans Frankenstein. Elle ne peut exister que dans le cadre strict de l’œuvre, à l’intérieur des séquences. Le spectacle ne laisse pas non plus de place à d’éventuelles interventions du public, même si certaines auront lieu de manière marginale.

3.2.5. Revue de presse, l'accueil des critiques

Le Monde, 2-8- 66, N. Zand : le public était composé à Cassis de beatniks internationaux et d’estivants non familiers avec un théâtre d’avant-garde. Pour N. Zand, “ Aucune concession, aucun effort n’est fait pour se mettre à la portée du public. On pourrait même croire que c’est le contraire qui est souhaité (…) le spectacle est peu lisible et peu fait pour être lu ”.

Le Provençal, 31-7-66, P. Roumel, Le drame d’une messe noire
Dans la première partie de son article, P. Roumel se met en scène dans le spectacle et se met dans la peau des comédiens, pour décrire les tortures qu’on leur inflige, afin de pointer une contradiction fondamentale concernant la position du spectateur : le spectacle est une descente aux enfers pour le ‘spectateur moyen’, mais le mot de spectateur peut, selon Roumel, difficilement convenir. En effet ce spectateur doit s’abstenir de venir assister à Frankenstein, à moins que la messe, le rite, la magie noire ne soit un spectacle ; “ Qu’une autopsie de l’humanité pratiquée depuis la nuit des temps jusqu’aux limites du futur soit un spectacle. ” Pour Roumel, le spectacle devrait être pratiqué par le spectateur, sinon, ce dernier est réduit à un rôle de voyeur qui paie pour assister à “ un strip-tease intellectuel et cérébral d’une vingtaine de phénomènes. ” Il estime que le spectateur est décalé dans le spectacle : “ À partir du zéro fatidique, plus rien de ce qui va se passer ici ne nous concerne. On reçoit cet électrochoc avec l’œil un rien coupable d’un amateur de Grand Guignol. Comme un touriste pénétrant dans une mosquée ou une église et ne retenant que le côté folklorique (…) de l’office qui s’y déroule. ” Pour le journaliste, le problème est qu’il est resté spectateur, un spectateur “ tendu, curieux, ému, fasciné. Mais parfaitement conscient… ” “ Un spectateur qui, bien que souvent pris au piège d’une certaine fascination, a hélas conservé, durant les trois actes, suffisamment de lucidité pour qu’il lui soit possible aujourd’hui de juger. ” Roumel regrette que personne ne l’ait réveillé, rendu à lui-même à la fin du spectacle, il aurait souhaité qu’une main amie le rappelle à la réalité, “ Comme on sourit à un malade au sortir du coma, à l’ivrogne soudain dessaoulé, au spéléologue rendu à la surface. Au drogué surgissant du tunnel. ” Si Roumel a pu, dit-il, disposer d’un certain recul pour, au début de l’article, monter sur scène, c’est qu’il lui restait justement des souvenirs du spectacle, et là est tout le drame.

Le Soir, 30-7-66, M. Grandjean (Cassis) : Frankenstein, un choc !
“ Insupportable, au sens physique du mot. C’est insoutenable, intolérable. Cela va jusqu’à la nausée, la larme de rage, l’exaspération. (…) Ils n’ont aucune considération pour le confort ou le plaisir du public (…) Ils sont là, brutaux, horriblement efficaces, pour nous terrifier, pour nous choquer, pour nous sortir de nous mêmes. (…) Ils sont une affreuse conscience. Ils sont Jean-Baptiste et nous sommes Hérode. Ils sont l’Ecclésiaste, et nous, le peuple perdu, victime de nous mêmes, de notre aveugle et terrifiante bêtise. ”
“ … l’immense corps palpitant que nous sommes, NOUS, cette créature aux gestes larvaires, constituée par mille des millions de corps agglutinés et d’âmes englouties dans une civilisation démentielle.”
“ Mimes, onomatopées, danses, délire collectif et transes particulières, gestes au ralenti ou trépignements accélérés, les officiants s’adonnent dans trois étages de tubulures à une pratique de la magie. ”
“ Un choc pareil, un avertissement pareil, une prise de conscience aussi effroyable, jamais, jamais nous ne l’avions subie. ”

Le Méridional 31-7-66, (Cassis)
“ Ils attendaient quelques réactions du public, une large participation. La mise en condition du début du spectacle ne fut troublée que par un cri d’un spectateur impatient et par quelques trépignements de pieds. ” Au premier et au second entracte, une centaine de personnes quittèrent la salle (sur combien ?). “ On ne sait jamais vraiment quand le spectacle est terminé, mais l’est-il vraiment ? ”

Le Figaro Littéraire, 11-8-66, P. Marcaigne (Cassis) : Cassis, un festival trois étoiles dans la nuit provençale
Pour le journaliste, le spectacle est stupéfiant, le drame insoutenable, “ destiné à choquer à force de montrer l’absurde, le désespoir, l’odieux, la brutalité du cri des hommes aux prises avec eux-mêmes et n’arrêtant pas de créer un bonheur et une liberté qui vont aussitôt les broyer. ” Le spectacle prend aux tripes.
Dans ce Festival marginal de Cassis, dit-il, on n’avait jamais vu quelque chose de semblable. Les évolutions des comédiens partout dans l’espace, la présentation générale su spectacle avec son bruitage constant, “ secoue[nt] le spectateur comme s’il se trouvait personnellement concerné. Engagé tout entier, il dévient témoin. L’action brutale l’entoure. S’il se lève, s’il proteste, ne sera-t-il pas, lui aussi, arrêté, torturé comme les autres. Lâchement, il laisse faire…”
“ Naître, en somme, c’est déjà être un monstre. Créature et créateur s’enchaînent dans une lutte sans fin ni trêve où chacun apparaît prisonnier de l’autre, l’esprit ayant trahi la matière et la matière bafouant l’esprit. ”

La Quinzaine Littéraire, 1/15-7-67, J-J Lebel (Caen) : Frankenstein
“ Chacun y voit ce qu’il est capable de voir, chacun y projette ses obsessions, ses gouffres, ses lâchetés, ses fragments de solutions. ”
“ Plusieurs spectateurs du Festival de Cassis, où Frankenstein fut créé l’été dernier, m’ont dit y avoir vécu pour la première fois au théâtre l’effondrement, l’autodestruction de cette civilisation. ”
“ À Caen, il y avait de jeunes étudiants pour y percevoir le dévoilement de l’Etat : le principe d’autorité. Bien entendu, il y avait aussi quelques détracteurs professionnels pour n’y voir qu’un dérisoire spectacle animé par une horde marginale, sans Raison, sans Réalité, sans Contenu (…) Partout où elle a été jouée, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie, cette pièce holocauste a mis le feu aux poudres. ”

C. Maurel, 17-8-66, Cassis livré aux monstres
“ Jamais on n’avait vu un divorce aussi total entre un spectacle et un public (...) le spectacle niait le public et le public insultait le spectacle. ”
“ C’est un monstrueux exorcisme collectif contre les bourreaux et les victimes que nous sommes tous à la fois. ”
“ Les comédiens sont devenus les auteurs du jeu, les officiants du mystère. ”
“ Et soudain vous avez honte d’être spectateur. Aucun spectateur ne peut supporter cette transe d’une lenteur, d’une épaisseur et d’une durée démesurées, s’il ne meurt d’envie brusquement d’en faire partie. Pour la première fois de votre vie, vous tremblez au théâtre, vous êtes en cause, vous êtes vous-même un sacrificateur refoulé. ”


Antigone

Antigone est créé à Krefeld, le 18 février 1967, répété à Berlin à l’académie des Arts. Le spectacle sera joué pendant vingt ans, et dans seize pays. En France, on le verra à Bordeaux, Paris (Théâtre 347), Bourges, Tours et Avignon. (Théâtre de Carouge à Genève, 8-10/3/67, Palais des Congrès de Liège, 23/10/67, Théâtre 347 et Faculté de Droit de Paris, 11/67, Palais des Sports de Tours, 11/5/68, Avignon, 20/6/68.)

C’est la quatrième pièce de Brecht montée par le Living, après Celui qui dit oui et celui qui dit non, Dans la Jungle des villes et Homme pour homme. L’approche de Brecht de la compagnie dans les années 50-60 était déjà fondamentalement opposée à celle que l’on connaissait alors en France. Alors que les pièces de jeunesse y étaient rejetées pour leur individualisme, et que l’on considérait que les pièces de la maturité représentaient l’apogée de l’œuvre, le Living y voit, à l’époque, un fort potentiel anarchiste (dans Dans la jungle des villes, Garga refuse le consensus avec la majorité) ou pacifiste (Homme pour homme montre comment la guerre détruit l’individu). Avec Antigone, le Living va encore témoigner d’une approche extrêmement originale de Brecht. Il prouve aussi que les formes qu’il a développées n’excluent pas le recours à un texte littéraire de qualité. Contrairement à Mysteries et au spectacle qui suivra, Paradise Now, un texte écrit et joué dans son intégralité, est à la base de la représentation. Ce texte est le résultat de la superposition de l’écriture de Sophocle, Hölderlin, Brecht et Malina. La pièce fut un succès aux Etats-Unis, alors que Brecht y était rarement monté, a fortiori les pièces de jeunesse. Du jamais vu.

4.1. La question de la responsabilité dans la pièce
Chez Sophocle, l’homme n’a apparemment que peu de pouvoir sur son destin, (il est en réalité le premier tragique qui institue un débat possible entre l’homme et son destin), mais Brecht va opposer aux Grecs une nouvelle conception du destin. Dans son Antigone, le destin de l’homme, c’est l’homme. L’essentiel de son adaptation consiste dans ce passage du plan religieux au plan politique, mais toute dimension irrationnelle n’est pas pour autant supprimée : les légendes racontées par le chœur restent obscures, et les préoccupations d’Antigone, de nature religieuse.
C’est ce que confirme la scène 11, dans laquelle, lorsque les Anciens traitent Antigone comme une victime du destin, elle leur répond qu’elle est victime d’un homme. C’est donc l’homme qui est responsable de ses actes, et non plus le destin.
Et cette responsabilité est partagée. Dans cette même scène, le chœur, qui représente l’auteur et non plus les Anciens, rappelle qu’Antigone a accepté elle-même la guerre et l’injustice tant que la violence ne menaçait pas sa famille. De plus, Brecht met aussi en avant la dépendance mutuelle des Anciens et de Créon.
Le chœur de Sophocle devient chez Brecht le peuple de Thèbes, qui collabore par son silence à Créon. Il ne pourra plus à la fin ignorer que Thèbes va être exterminé, et se manifestera, comme Antigone, trop tard. L’attitude des groupes, Peuple ou Anciens, n’est pas, dans la mise en scène du Living, présentée comme univoque : les attitudes individuelles sont différenciées, même dans les groupes. Chaque degré de responsabilité est distingué : les comédiens miment par exemple les différentes réactions des Thébains (refusent, dorment, écoutent) envers l’acte de désobéissance d’Antigone.
Dans la mise en scène du Living, les vers des Anciens (Brecht) sont partagés entre les Anciens et le Peuple. La compagnie va prolonger la réflexion de Brecht sur la responsabilité. L’idée, partagée par le groupe, est que les citoyens soutiennent plus ou moins un tyran, qui n’existe que grâce à la complicité de certains (les Anciens) et à la démission des autres (le Peuple). La mise en scène montre que Créon est un rouage, et que le peuple en est un autre. C’est la fuite des responsabilités que le Living met en avant dans sa mise en scène plutôt qu’une responsabilité collective. Ce ne sont pas les grands coupables comme Créon qui sont accusés. Le Peuple et Créon ne sont pas considérés comme responsables au même titre. Créon téléguide le peuple (il met par exemple les soldats en mouvement au début), mais est aussi téléguidé par lui. La figure du monstre collectif, mythologique, formée par les corps de plusieurs comédiens, (comme dans Frankenstein) illustre bien cette conception dans laquelle chacun est un rouage du système.
Créon est présenté comme un personnage moins négatif que chez Brecht (un des modèles de Beck est L. Johnson), en raison justement de cette tendance de la mise en scène à prolonger encore la réflexion sur le partage des responsabilités initié par Brecht. Le Living partage avec Brecht cette conception du passage de la responsabilité, du destin à l’homme, et il va mettre en avant dans son spectacle, plus encore que Brecht ne ne l’avait fait, cet aspect : la responsabilité de la guerre repose sur les épaules de tous, Créon, les Anciens, le Peuple, et même Antigone. Sa responsabilité est soulignée dans le spectacle : on la voit se faire transporter par un esclave lorsqu’il est dit qu’elle a “ mangé elle aussi du pain cuit dans les fours obscurs ”, jusqu’à ce que le meurtre, le “ grand froid ”, ne l’éveille. La résistance de celle-ci, le revirement du Peuple, se manifestent trop tard, et c’est pourquoi il n’y a plus, à la fin, aucun recours pour les Thébains.
Ainsi, Antigone est bien, comme Frankenstein, un spectacle critique, négatif, dans lequel l’alternative reste absente. Mais d'un théâtre de contestation sociale, le Living se dirige vers un théâtre d'accusation : la complicité, l’implication collective du peuple sont pointés du doigt et deviennent le sujet central du spectacle alors que le sujet central de Frankenstein était l’horreur de notre monde et que le spectateur n’y était désigné que subjectivement, puisque le monstre, c’est chacun de nous.
Si Brecht s’oppose déjà à l’identification du spectateur avec les personnages, la mise en scène du Living aboutit à une prise de conscience différente, mais qui se fait à plusieurs niveaux. En effet, face à ce partage des responsabilités, le spectateur ne peut pas s’identifier avec les innocents, parce qu’il n’y a pas d’innocents dans l’histoire qu’on lui présente. En même temps, il est pris dans un processus d’identification totale puisqu’il est forcé d’incarner un groupe qui joue son rôle dans le spectacle. Cette identification se retourne en fait contre lui.

4.2. Le spectateur, c’est l’ennemi
Encerclé par une troupe vociférante ou chantante, le spectateur entend : violence, terreur, regardez ce monde, regardez vous, c’est vous qui l’engendrez.

Un principe général régit le rapport des spectateurs à la représentation : la scène représente Thèbes, la salle, Argos. La séparation acteurs spectateurs est donc dramatisée : le spectateur est l’ennemi. Dans le prologue, la troupe mime la guerre entre Argiens et Thébains (scène et salle). Les lumières de la scène et de la salle sont allumées (elles le seront toujours toutes deux lorsque l’action a lieu dans la salle), indiquant une unité temporelle entre les comédiens et les spectateurs.
Chez Brecht, Thèbes veut conquérir Argos pour ses mines de fer, le motif de la guerre est économique et la guerre défensive des Thébains devient une guerre de conquête. Alors que chez Sophocle, l’offense aux dieux que représente le mort non enseveli est capitale, dans l’adaptation, le fait central devient, lorsque la victoire change de camp, le retournement de la guerre d’agression contre Thèbes.
Il faut comprendre et envisager tout le rapport salle/scène et l'agressivité envers le spectateur, placé dans la position de l’ennemi, par rapport à ce renversement final de la situation, dans lequel les Thébains redoutent l'invasion des Argiens. À ce moment, constate Jacquot, le spectateur est mis à la fois dans “ la position de vainqueur qui tient l'adversaire à sa merci ” : il est inclus dans la représentation, et “ de juge d'un Etat et d'un peuple qui a attiré sur lui-même la ruine ” : il est en dehors de la représentation.
La mise en scène suggère, on l’a vu, une responsabilité à plusieurs degrés : le Living dramatise la responsabilité de chaque individu et met le public 1) face à cette responsabilité partagée, 2) dans une position de victime au début du spectacle, 3) à la place des exterminateurs à la fin. Il a donc une fonction spectatrice, de témoin oculaire de la responsabilité partagée, ce qui a déjà pour lui, et pour la société à laquelle il appartient, valeur d’exemple, d’autant plus, on le verra que, la compagnie ne présente pas une fiction, mais veut rattacher par tous les moyens le spectacle à la réalité (les comédiens ne jouent pas de personnage mais parlent au présent, les éléments du spectaculaire disparaissent, allusion est faite aux guerres modernes…). Mais de plus, il tient un rôle dans le spectacle, le comédien joue avec lui et donc il fait une sorte d’expérience forcée, dans laquelle il expérimente le fait d’être bourreau puis victime, tout en voyant également les comédiens faire l’épreuve de cette même transformation. Le spectateur vit maintenant la même expérience que le comédien du Living dans The Brig. Le spectateur endosse donc une double fonction : l’une cathartique, l’autre critique et c’est dans cette mesure que le Living utilise la distanciation brechtienne tout en la dépassant (le processus de la distance chez Brecht n’exclut pas d’ailleurs l’identification).
Contrairement à la distanciation brechtienne qui voudrait diviser le spectateur, le Living transforme “ chaque spectateur en citoyen de Thèbes, tremblant d’effroi devant les malheurs qui risquent à tout moment d’éclater sur lui et les siens ” peut-on lire dans Le Monde du 17-3-67. Pour la journaliste , spectateur n’est plus le mot qui convient, le public est devenu un témoin, sinon un acteur. Devant l’insoutenable, il ressent un malaise, une frayeur vraie.
Pour Copfermann, “ Antigone nous demande de ne pas devenir le peuple sur les épaules duquel retombera le sang du crucifié d'aujourd'hui. ”. Mais il considère qu’en même temps, le spectacle ferme toute issue, qu’il partage le monde entre bourreaux et victimes pour lesquels la seule alternative consiste à passer d'un état à l'autre.


4.3. Le langage de la représentation
Le spectacle se fait sans costumes ni décors, ni rideau : les comédiens font tout et tiennent lieu de décors et d'accessoires (la machine de guerre, le siège de Tirésias.)
La totalité des comédiens est en permanence sur scène ou dans la salle.
La mise en scène comporte plusieurs couches de significations, et fait preuve d'une invention constante dans le domaine de l'expression gestuelle et vocale : le bruitage est continu et d’une grande variété. Tous les bruits, contrairement à Frankenstein, sont produits par les comédiens. Les sons sont imitatifs (vent, vagues, mer, souffle du soleil), mais pas seulement : des mélopées hindoues, des chants grégoriens sont chantés.
Les actions scéniques produites par les corps évoluent dans une transformation permanente. L’expression corporelle expérimentée dans les créations précédentes est ici mise au service du texte et en démultiplie la signification, le comédien devient un vrai matériel plastique. Durant toute la représentation, une relation étroite existe entre l’action gestuelle et le texte de Brecht, l’expression gestuelle se combine avec le dialogue, tout en en élargissant le sens. À part Créon, Antigone et Ismène qui ne changent pas d’interprète, les comédiens qui interprètent le chœur (les Anciens et le Peuple qui sont au début indifférenciés) représentent plastiquement les émotions et images suscitées par le texte dans la mise en scène. La narration est d’abord mimée, stylisée dans le prélude, mais, par la suite, le geste ne raconte plus seulement une action, il représente l’imaginaire, rappelle des actions passées, exprime des métaphores. La mort de Polynice est, par exemple, représentée par des groupes de comédiens à plusieurs reprises, et ce pour raconter le point de vue de chacun sur la rumeur qui circule dans la ville et remonte jusqu’à Antigone et Ismène.
Les événements qui étaient seulement relatés par Brecht sont joués par le Living comme les combats, la mort de Polynice, le geste d’Antigone sur le corps. Les images racontent, plus que ne le ferait le texte, les contradictions : ex. Antigone se promène sur le dos d’un esclave lorsqu’il est dit qu’elle aussi a accepté le système tant que sa violence ne la concernait pas, ou bien une même phrase est répétée par les Anciens et par le Peuple et exprime tour à tour l’admiration ou la mise en garde selon la traduction plastique du groupe. Le fait que le comédien ne joue pas seulement un personnage mais des fantasmes, des forces, dans la mesure où il représente avec son corps des symboles, des métaphores du texte et de la mise en scène, cette démarche entraîne l'éclatement du présent narratif (on y reviendra), et une transformation de la notion de personnage : les comédiens ne jouent pas les personnages.
Le corps de Polynice est un corps en trop dans la pièce. Chez Brecht et Sophocle, on ne le voit pas. Dans la mise en scène du Living, il est omniprésent, et est révélateur de l’attention portée par la compagnie à l’expression corporelle, au pouvoir de signification du corps et des images. Car sa présence signifie toujours autre chose : avertissement pour Créon, il deviendra le symbole de la défaite du tyran.
Malgré la globale simplicité et efficacité des images et des idées, une difficulté peut survenir pour le spectateur : il doit discerner, dans les images du spectacle, celles qui sont relatives aux dialogues, à l’action, aux pensées des personnages. Un même comédien joue plusieurs personnages (ex. : Antigone joue le fantôme) et la multiplicité des sens provoque une interprétation à plusieurs niveaux, qui risque de brouiller la compréhension du spectateur. En fait, comme le remarque Jacquot, comme le comédien signifie tout avec son corps, le spectacle “ appelle, de la part du spectateur, une nouvelle manière de lire et d'interpréter ce qu'il voit ”, il ne peut plus se fier uniquement au texte.
L’idée de la compagnie est que les sons et les mouvements sont autant, sinon plus, capables d’exprimer des idées, des attitudes de l’esprit, des aspects de la nature, que la langue. Le spectateur est investi par la multitude de moyens d’expressions utilisés, et accède à une compréhension autre que la seule compréhension intellectuelle, par le biais du texte. De plus, l’intensité, la diversité des images tend au paroxysme et le spectateur est submergé : c’est peut-être seulement dans cette mesure que son sens critique se trouve altéré : “ Textes, chœurs, mouvements d’ensemble, cris de désespérés, imprécations, vociférations se succèdent et s’entremêlent sans laisser le moindre répit au spectateur ” . Georges Gros développe l’argument contraire et soutient que c’est la surabondance qui produit justement le sursaut critique et réflexif : “ Un sort est fait à chaque mot, à tel point que le spectateur est forcé de prendre part, mentalement au moins ” .
Les spectateurs sont aussi touchés de manière esthétique, et beaucoup d’entre eux restent aujourd’hui plus marqués par la force des images (la beauté et la souplesse dans la composition et séparation des groupes, la richesse plastique et vocale) que par la place exceptionnelle qu’il leur a été donné d’occuper dans la représentation.
Les sources d’inspiration, et donc les références, sont nombreuses, des images de toutes provenances sont intégrées (peinture, sculpture, inspiration religieuse, imagerie des Grecs, des Egyptiens, Indiens.) Ces images sont parfois ambiguës, débordent le sens, l’enrichissent, mais ne font jamais pléonasme. La poétique du geste évacue à sa manière l’écueil d’une représentation réaliste de l’action.
Antigone est le spectacle qui synthétise le plus efficacement les conceptions théâtrales de Brecht et Artaud, qui s’intéressaient tous deux, comme le Living, aux techniques du théâtre oriental. “ Nous avons essayé dans cette représentation d’Antigone d’employer presque une histoire des techniques du théâtre. ” dit Beck. Référence est faite à l’histoire du théâtre chinois, japonais, indien. Des images d’Egypte, du monde hébraïque, de la Perse se mêlent.
Le spectacle n’est pas entièrement rationnel : l’idée des forces antagonistes qui s’affrontent y est déjà présente, et cohabite avec la notion de responsabilité partagée. Par exemple Antigone provoque en le frôlant une secousse électrique chez le Peuple, et Kréon y répond en en provoquant une contraire chez les Anciens. À un autre moment, les Anciens (représenté par Kréon) et Peuple, (Antigone), s’affrontent comme deux entités positives et négatives. On retrouvera ce schéma (manichéen?) décliné de multiples manières dans Paradise Now.
Antigone représente, et c’est capital, une tentative pour réunir le corps et l’esprit, (Frankenstein établissait seulement le constat de la division) la partie sonore est, on l’a vu, constituée de dialogues et de bruitages vocaux constants, tandis que les images et actions corporelles sont, elles aussi, en transformation permanente. En fait, les sons sont émis en fonction des actions physiques, c’est le mouvement du corps qui émet le son. L’unification symbolique, mais effective, du corps et du son renvoie à la tentative d’unification mise en œuvre par la compagnie, unification qui répond à la division d’une société cloisonnée, schizophrénique. Le corps du spectateur est aussi, au même titre que celui du comédien, le lieu de cette division, et c’est pourquoi l’ambition de la compagnie est de “ faire communiquer cœur, corps et cerveau ”.
Le spectacle utilise à la fois les formes de Brecht (éclairage uniforme de la scène, renoncement aux costumes et aux décors) et celles, développées par la compagnie, qui renvoient plutôt à Artaud. Le spectacle est une tentative pour dépasser l’opposition entre les deux grands théoriciens, opposition qui pour Malina est similaire à celle qui réside en chaque homme, puisque cette dualité est celle de la raison et du corps.
Si la forme du spectacle est géométrique, c’est aussi parce que la géométrie comporte les deux choses : le rationalisme de Brecht, et la puissance des images d’Artaud.

4.4. Rôle et fonction du public au début et à la fin de la pièce
Brecht préserve la possibilité que son prologue soit remplacé par un autre dont les préoccupations seraient plus contemporaines. C’est ce que fait le Living en lui substituant une pantomime et des bruitages. Le prologue de Brecht est néanmoins suggéré, car les comédiens imitent les sirènes de guerre. Mais les guerres auxquelles il est fait allusion sont les guerres modernes : des images de la guerre du Vietnam, de la possible guerre mondiale sont aussi insérées dans l’action. Quant au pouvoir politique, ce sont aussi les contemporains qui en fournissent le modèle : L. B. Johnson, Hitler, de Gaulle, le cabinet ministériel d’Angleterre sont des exemples pour Créon. Le souci de rester en dialogue avec la réalité des spectateurs est constant.
Les acteurs entrent en même temps que les spectateurs. Les deux groupes sont mis dans une même temporalité. Un à un, par petits groupes, ils s’immobilisent sur le plateau, les ignorent, parlent entre eux. Puis commence le duel des regards. Paire d’yeux contre paire d’yeux, le spectateur se trouve pris dans une sorte de degré zéro du théâtre, il se demande ce que les comédiens lui veulent, ou ce qu’ils veulent lui dire. Cette entrée en matière présente aussi un caractère inquisitoire : le spectateur est surpris, voire scandalisé. La masse des comédiens présents sur scène est menaçante et crée la tension. Ce début renvoie à ceux de Frankenstein et Mysteries et procède par accumulation de tensions chez le public. Venus pour un spectacle qu’ils croyaient festif, les spectateurs sont mal à l’aise, ne s’y retrouvent plus. Les acteurs par rapport au public expriment l’hostilité et la crainte, les regards sont personnels. Les Thébains regardent les Argiens, jaugent l’ennemi. Puis c’est l’entrée en action : les Thébains se jettent au sol comme si un raid aérien avait lieu : cris, bruits guerriers, sirènes de guerre retentissent jusqu’à ce que le public se taise. On le voit, la mise en condition par la peur joue un rôle important dans la thématique du spectacle. C’est seulement lorsque l’hostilité est bien ressentie, que le prologue commence. G. Leclerc voit dans ce début, premièrement une “ volonté de remise en cause de la fonction du théâtre, des acteurs et du public ” et secondairement, une “ mise en condition des spectateurs qui sont poussés à réagir par une provocation calculée ”Dans la dernière scène, l’effet du début est reproduit. Les comédiens sont au bord du plateau. Après le récit de la mort d’Antigone et d’Hémon et les derniers vers, ils se regroupent au fond, et attendent l’arrivée de l’ennemi. Puis, suivant Kréon pas à pas, ils s’approchent du bord du plateau. Alors, les spectateurs applaudissent. Ce qui pourrait constituer une détente, ou une fin de la fiction, provoque en fait une relance de celle-ci, (les spectateurs sont mis de force dans le rôle qu’on leur fait jouer) puisque les comédiens continuent à jouer, refusent les applaudissements, et reculent, terrorisés jusqu’au fond du plateau. Les Argiens, le public, après avoir subi la défaite du début, sont maintenant maîtres du sort des Thébains, des comédiens. Pour Beck, si la fin est réussie, tout le spectacle est réussi. Empêché de sortir de la fiction, si le public ressent physiquement l’horreur, il sera en mesure d’y mettre fin.
Il est à remarquer que les spectateurs ne voient le spectacle ni commencer ni finir : Antigone commence comme Mysteries avant l’arrivée des spectateurs, les comédiens sont déjà sur scène et resteront terrifiés pendant les applaudissements, on ne les verra pas sortir de scène, le noir s’abat sur cette image. On ne sait si l’hostilité des comédiens, en plus d’exprimer celle des Thébains, ne représente pas aussi celle des comédiens envers le public. Et si, à la fin, leur crainte concerne bien le sort des Thébains et renvoie à la fiction, ou si ce sont les applaudissements et la réalité qui les horrifie. Enfermés dans la fiction, le fait que ce soit le mur du théâtre qui les empêche de reculer ou de fuir prend alors une autre signification : le mur du théâtre en est sa limite, d’où l’horreur, limite qui est celle de l’action des spectateurs : il devient l’Univers et la Prison.
L’hostilité est aussi un moyen pour rompre avec la frivolité, le plaisir, le contentement qui sont trop souvent le propre du théâtre.
À trois reprises, les comédiens vont dans la salle. Lorsque l’action s’y déroule, les lumières scène et salle s’allument. Déjà, au début, Créon suit chaque spectateur de l’entrée de la salle jusqu’à sa place, avec un regard terrible.
Dans la première scène, dans laquelle on raconte la bataille d’Argos, Kréon, à l’avant-scène, envoie les Thébains à la guerre, dans la salle. Les comédiens combattants vont simuler pendant un quart d’heure une attaque, mimée, par des actes agressifs comme coups de pieds, de poings, crachats à la figure des spectateurs. “ Surpris, les spectateurs s’enfoncent d’abord dans leurs sièges puis s’habituent, s’efforcent de prévoir les passages des comédiens et leurs agressions ” . Les grimaces et morts atroces de certains des Thébains dans la bataille, aux pieds des spectateurs, rappellent la fin de Mysteries, puis le corps de Polynice est ramené, porté au-dessus des têtes jusqu’à Thèbes, et cristallise sur lui la violence, comme le faisait la victime, enterrée vivante dans Frankenstein.
Le pugilat se termine sur scène, après un silence commence le texte.
Lorsque Polynice cherche à rejoindre Thèbes, il fait le tour de la salle. Le proscenium, où l’attendent Kréon et un garde pour le tuer, représente les portes de la ville.
Dans la scène 5, celle du chœur sur l'ingéniosité de l'homme et sa monstruosité, les comédiens, (tous les Thébains à part Kréon, Antigone et le Garde), bras ouverts, comme à la fin de Frankenstein, vont dans la salle et se dirigent vers le public, comme pour les englober dans la cérémonie. Chaque vers est psalmodié par un comédien et repris par tous. Puis, lorsque le chœur décrit comment la haine transforme l’homme en monstre, les vers cessent d’être chantés pour être parlés, et violemment adressés au public. Ensuite, les comédiens se détournent et pleurent comme s’ils avaient honte.
À la mort de Mégarée, dans la scène 14, Mégarée est dans la salle et émet un bruit qui indique que les actions qui se passent à Thèbes ont lieu sur fond de bataille. Le récit de la dernière bataille, de la résistance des Argiens est joué dans la salle, puis les combattants de Thèbes refluent sur scène. C’est aussi dans la salle, enfin, que se consumera la ruine de Thèbes, les comédiens se relèveront ensuite pour regagner le plateau.

4.5. Potentiel pacifiste d’Antigone
La pièce est bien une célébration de la désobéissance civile, valeur qui est prônée par la compagnie. Elle a été qualifiée par certains d’orgiaque en raison de la longue scène au centre du spectacle, ou tous dansent lascivement. Pourtant elle ne l’est en aucun cas : dans cette scène 10, le chœur célèbre le pouvoir de Bacchus. Cette danse qui pourrait exprimer la célébration du pouvoir pacifiste est en fait une représentation trompeuse de la joie dans la pièce, car elle est destinée à masquer la guerre.
Antigone qui ne veut devoir sa mort qu’à elle-même, représente l’anarchisme, ou du moins l’encourage. Elle refuse la mort formelle qu’exigent d’elle les Anciens et voudrait que sa mort soit exemplaire. Si la fin de la pièce ne laisse imaginer aucun espoir pour les Thébains, c’est l’acte de résistance d’Antigone, même dans l’échec, qui constitue l’espoir anarchiste : “ L’existence des Antigone constitue précisément la promesse et l’exigence d’une société nouvelle, refaite à la mesure de la liberté de l’homme. ”. C’est même dans l’échec et la mort auquel il aboutit, que l’acte de résistance prend sa signification totale : “ Résistez, même si c’est perdu d’avance ” serait le message du spectacle. Ainsi, le corps mort de Polynice (le déserteur) devient signe et agent de vie dans le spectacle : la révolte et la mort de Polynice entraînent la révolte des vivants. C’est dans cette mesure qu’à travers la mise en scène du corps dans le spectacle, le Living “ proclame la primauté de la vie sur la mort. ”
L’impulsion révolutionnaire d’Antigone est tardive (c’est la leçon : n’intervenez pas trop tard !), ratée, mais son personnage fonctionne comme un facteur de vie par sa rébellion.

4.6. Le spectateur
Comme le Living l’avait fait d’une autre manière dans The Brig en concrétisant par un grillage l’opposition acteur-spectateur, dans Antigone, cette dualité est dramatisée à l’extrême. Les deux groupes sont tour à tour vainqueurs et soumis l’un à l’autre. Le spectacle met en scène les rapports de force (capitaux dans la réflexion de Brecht) entre les deux pôles de la représentation. Le spectacle veut aussi donner une image aussi vraie que possible du monde, rendre concrètes, vécues, les idées qu’ont les spectateurs de la tyrannie, du courage, ou de la guerre. Le travail des comédiens consiste en une compréhension des personnages du niveau individuel à celui du collectif. Le public, s’il comprend comme le comédien le mécanisme de l’individu et de l’Etat, sera en mesure de les rejeter. Dans la scène 5, le chœur célèbre l’ingéniosité de l’homme, mais présente aussi l’homme comme un monstre capable d’opprimer ses semblables et la ‘leçon’ est valable pour le spectateur.
Le désir d'impliquer le public est donc bien présent, d’abord par la franchise des comédiens dans la façon de raconter, ensuite par les thématiques que recouvre la pièce : “ Aujourd'hui, avec Antigone, il nous semble que nous avons trouvé, que nous atteignons le spectateur au cœur même de son existence (…) Nous avions un objectif : rattacher la pièce à la vie profonde de chaque spectateur, convaincre ce spectateur de la réalité, pour lui, des conflits et de la fuite des responsabilités que contient Antigone. ”. Pourtant dans Antigone, c’est toujours l’Apocalypse qui est racontée. C’est toujours une situation moralement et politiquement invivable qui est représentée, et dans laquelle les conditions qui produisent le changement n’apparaissent pas. Même si la compagnie dit dans Antigone plus explicitement que dans tous ces spectacles précédents : “ Nous sommes avec vous, au milieu de vous ” , c’est pour déplorer l’échec des hommes à se libérer. À propos du spectacle, J. Beck dira : “ Nous nous sentons responsables, comme le public, de l'état des choses (…) Seulement il faut bien comprendre que nous ne pouvons pas, au théâtre, dans notre recherche de salut par le théâtre, apporter des solutions. Ce n'est possible qu'avec le public. ” Il pose clairement les limites d'Antigone, spectacle qui pose des problèmes mais qui n'apporte pas de solutions. Son discours préfigure aussi le fait que les solutions ne se trouveront à l'avenir qu'avec l'intervention physique du public dans la représentation elle même, et à travers l’interaction des comédiens et de spectateurs.
Henry Howard (comédien) dit à propos de la fin d’Antigone : “ Il ne faut pas s’arrêter avant d’avoir vu sur leurs visages que les spectateurs sont complètement liquidés en tant que simples témoins oculaires et qu’ils sont pris. ” Liquider chez le spectateur le témoin oculaire, c’est exiger de lui autre chose que l’activité visuelle et auditive qui compose habituellement son activité de spectateur. Pourtant on a vu à quel point celle-ci est, dans le spectacle, sollicitée. Il doit sentir en même temps que penser, d’où l’expression : ils doivent être pris. Le principe de surabondance qu’on a évoqué s’adresse à la fois à la zone claire de la raison et aux régions plus profondes de l’émotivité et de l’imagination. Les spectateurs sont en effet pris, emportés, sollicités, physiquement et mentalement par le spectacle en une remise en question qui les concerne dans leur actualité. Le caractère exemplaire de l’histoire (le discours sur la guerre et la tyrannie) les engage dans une réflexion sur leur propre société et sur leur responsabilité dans le fonctionnement de celle-ci. Les comédiens créent un réseau dans lequel l’assemblée est enfermée malgré elle. Le risque de cette démarche, c’est de lasser le spectateur qui se ferme à la représentation parce qu’elle l’agresse. Au Théâtre de Carouge par exemple, à Genève, le public n’a pas bronché, recevant le spectacle avec une froideur qui tenait à sa réaction de repli. Le spectateur ressent une frustration, il ne peut pas s’extérioriser. “ Il ressent plus que de coutume ses inhibitions et cette prise de conscience devient une réaction salutaire ” .
Judith traduit intégralement la pièce et étudie précisément la mise en scène de Brecht et Neher. Elle traduit aussi tous les vers de liaison qui légendent les photos du Modellbuch et constituent un récit de l’action. Brecht les utilisait seulement en répétition, comme moyen pour que les comédiens puissent jouer dans une perspective épique. Mais comme la pièce est jouée en anglais dans toute l’Europe, et que seuls les vers de liaison sont traduits dans la langue locale, ils vont devenir un élément essentiel dans la représentation. Le spectacle est rendu compréhensible par la traduction dans la langue du pays où est jouée la pièce des vers de liaison servant de légende aux photos du Modellbuch de Brecht, et qui constituent un récit de l'action. Le spectateur qui ne comprend pas l’anglais se réfère à ces vers de liaison (la légende l’Antigone). L’action y est morcelée en 60 séquences qui résument le contenu de l’action à l’avance, annoncent ce qui va se passer. Les légendes sont réparties entre tous les comédiens (ne sont pas attribuées à un seul personnage) qui les disent face au public, sur un ton clair, sec et didactique, quitte à interrompre une scène passionnante en plein milieu. De même que ces vers aidaient les comédiens de Brecht à travailler dans une perspective épique, ils mettent le spectateur dans une situation où l’action est désamorcée à l’avance, et qui rend impossible l’identification du spectateur. Cette distanciation, souligne également le caractère mythologique et épique de l’histoire.


4.7. Antigone par le Living, un spectacle intemporel ?
Où que nous ayons joué, on aurait dit que la pièce devenait le symbole de la lutte de ce temps et lieu (l'Irlande sanglante, l'Espagne de Franco, en Pologne un mois avant que la loi martiale ne soit proclamée, clandestinement à Prague…

Beck et Malina savaient depuis longtemps qu’un jour ils monteraient ce texte, parce que, disaient-ils, ils cherchaient toujours à poursuivre la dynamique de leur engagement, pour clarifier et rendre manifeste à travers la poésie, le sens de ce qu’ils appellent la Magnifique Révolution Anarchiste Non-violente (BNAR).
Créé en 67, le spectacle, après avoir tourné dans toute l’Europe, sera joué aux Etats-Unis, puis monté à nouveau, à l’invitation de la Grèce, 15 ans après la création. En 1980, la compagnie joue clandestinement à Prague, pour trois cents personnes. Pour les Tchèques, le drame d’Antigone, sa lutte contre la tyrannie représentait leur propre histoire. En 1982, le Living fera une tournée en France, sous l’égide d’Amnesty International. Il sera également invité à jouer en Israël, pendant la guerre du Liban. Le directeur du festival pensait que le spectacle était la description précise de l’invasion du Liban. Par la suite, il devra renoncer à son invitation, en raison de la force et du sens politique trop manifeste du texte .
On peut trouver des explications à la longévité exceptionnelle de ce spectacle : le caractère universellement connu de son contenu dramatique ; le discours que le Living accentue (si un Etat use de la violence contre ses ennemis, il en usera aussi contre ses propres citoyens…) ; le fait que la pièce soit un classique, que le Living considère ce spectacle comme un aboutissement cohérent de son travail, contrairement aux Bonnes par exemple, du point de vue des répétitions comme de celui du mode de représentation… Bien sûr, ce serait banalité de parler de l’intemporalité de la pièce, mais Beck, répondant aux détracteurs du Living qui dénoncent la reprise comme un manquement à la création, dira dans les années quatre-vingt : “ Peut être que quand nous avons créé l’Antigone, nous ne l’avons pas créé seulement pour 67, nous l’avons créé pour l’éternité. ” En 1980, Il s’avère que le spectacle à autant, sinon plus de choses encore à dire qu’avant. La pièce, mystérieusement, semble appropriée à tous les combats pour la liberté, à travers l’image de la lutte individuelle d’Antigone pour sa liberté. En supprimant les précisions historiques dans la mise en scène, Malina a rendu à la pièce sa valeur de légende éternelle, même si le monde contemporain n’est jamais lointain.
Les comédiens font le lien avec le passé des villes dans lesquelles ils jouent, sans pour autant que le spectacle ne subisse de modifications : “ Quand je joue Antigone dans des villes allemandes, italiennes ou françaises, je replace la situation politique de la pièce dans une situation historique précise. Je pense à ce qui se passait dans cette ville-là, il y a quelques années, pendant la guerre. C’est comme cela qu’on peut rendre le napalm présent, théâtralement concret. Le sortir de son abstraction. La délivrance du napalm pourrait être le commencement du paradis. ”
Après Antigone, la compagnie s’est sentie capable de jouer n’importe quelle pièce, parce que la forme qu’ils avaient élaborée semblait pouvoir être appliquée à toutes.


4.8. Revue de Presse

P. Biner, “ l’Antigone déchirante du Living Theatre ”, 18/19-3-67, Genève :
Biner est frappé par la relation étroite entre l’intensité des images et le contenu du texte. La vérité du mythe est exprimée avec force, selon lui, par le foisonnement d’images et leur force suggestive : le spectateur est pris à la gorge. Le spectacle réussit le tour de force de réussir à ‘dire’, le contenu, tout en investissant pleinement le subconscient du spectateur. Biner rend compte d’un élément important : avec Antigone, les spectateurs qui trouvaient Mysteries trop carnavalesque, ou provocant, sont rassurés, le Living redore sa réputation par la cohérence et la densité du spectacle. La compagnie se reconnaît dans son spectacle comme dans aucun autre. Antigone est un spectacle équilibré entre forme (très aboutie) et texte (connu de tous), auquel les spectateurs de tous horizons peuvent adhérer. Il représente une synthèse entre le répertoire d’avant et la nouvelle forme du travail des comédiens.

F. Kourilsky, Le Nouvel Obs. 15/21-11-67, “ Un art du viol ”, Festival de jeune théâtre de Liège :
Pour F.K, la représentation est un viol dont les rites commencent à être connus : les comédiens entrent en possession des spectateurs et les mettent en condition. La partition de gestes, de cris, et de signes corporels se voudrait un commentaire et un prolongement du texte mais le Living cède selon elle à la tentation de l’irrationnel et l’analyse n’a plus cours, échec de la raison. Les gestes sont parfois illustratifs du texte et le contredisent d’autres fois. Le dialogue entre la parole et le corps se rompt alors et le spectacle “ s’immobilise, se referme alors sur lui-même, sur une vision du monde où seuls subsistent des rapports de force sado masochiste éternellement interchangeables ”. “ En lui imposant l’image terrorisante d’un enfer où l’homme est un loup pour l’homme, le spectacle rive le spectateur, angoissé et impuissant, à son fauteuil. ”

S. Pereuilh, La tribu du Living Théâtre à l’assaut du self control Bordelais, 15-11-67
Elle met surtout l’accent dans son article sur le caractère intemporel du spectacle : elle a assisté à Antigone tout court, “ celle de toujours, qui n’appartient à personne sinon à tous ” et elle voit dans la démarche des comédiens une volonté de traumatiser le public. Pour elle, le spectacle retrouve l’authenticité tragique par le rite, et par une intégration totale de l’individu à l’ensemble de l’action. “ Une telle authenticité dans le paroxysme vous laisse sous le coup d’un choc opératoire qui exige quelque distanciation pour que le commentaire ne s’exprime pas lui aussi par des cris d’enthousiasme ou de fureur. ” La distanciation est ce qui empêche le spectacle et le spectateur de tomber dans la pure sorcellerie. Echappant à l’illusionisme, le spectacle, par le biais du résumé plastique qu’il constitue, “ contraint le spectateur à aller directement à la chose symbolisée ”, tout en aboutissant à une attitude critique du spectateur.

B. Poirot-Delpech, Le Living Theatre joue Antigone, Le Monde, 28-11-67, Théâtre Alpha 347
Dans son article, Poirot-Delpech constate que le Living cherche à établir de nouveaux rapports scène-salle, mais conclut que ce n’est pas pour une fusion qui est recherchée mais un contact libérateur.


Paradise Now


5.1. Un spectacle dont le sujet serait le public tout entier
Mysteries consistait en avertissements et en promesses et montrait une société en proie à une maladie mortelle, ainsi que l'expression authentique de la difficulté de rompre avec cette société. Frankenstein était, selon Malina, “ une étude empirique de la condition historique ” fondée sur la violence, et Antigone, toujours “ l'évocation d'une situation moralement et politiquement invivable ”. Paradise Now résulte du désir de la compagnie de ne pas faire un spectacle critique : il provoquera chez le spectateur une prise de conscience “ qui appelle ensuite une action commune ”, dans le temps de la représentation mais aussi au-delà : acteur et spectateur doivent s'associer à la fin de cette représentation à ce but commun. Alors que Mysteries invitait seulement le spectateur à une contribution directe, tout en la rendant impossible, PN tient pour une composante essentielle du spectacle cette participation, capable théoriquement d'amener les acteurs à abandonner le schéma de la pièce au profit du chemin pris par le public. Il propose au spectateur une carte pour le diriger vers le paradis, carte qui pose en fait les limites de cette participation puisque le spectacle doit bien se dérouler, avoir lieu. Mais, théoriquement, les actions engagées par exemple entre un comédien et un spectateur peuvent durer indéfiniment. Et, symboliquement, le spectacle ne se termine pas. Ni les spectateurs ni les comédiens ne réintègrent leur position initiale à la fin du spectacle, il n’y a pas de fin parce qu’il n’y a plus de spectacle. La communauté créatrice dont fait partie la compagnie et à laquelle elle s’adresse, est supposée sans limites.
Le spectacle présente une société idéale, qui pourrait exister dans une réalité autre. La révolution, “ nous ne pouvons ni la provoquer ni la précipiter, mais nous pouvons lui donner une base en donnant l'idée d'une autre vie ” . Même s’il ‘donne une idée’, le spectacle n'est pas pour autant une image, mais un exemple et une mise en action. La libération, dans PN, n'a pas lieu après, mais pendant le spectacle. Le Living s'y donne à voir comme une société expérimentale, les comédiens ne jouent pas de personnages et mettent en scène leur recherche d'émancipation et d'harmonie : “ L'acteur contemporain crée, et c'est pourquoi, pendant un temps, l'interprétation du personnage nous a ennuyés ”, dira Beck . Même quand il y a une matrice d’action, il n’y a pas de personnages, mais des fonctions : bourreau, victime, mort ou vivant. Le but du spectacle n'est pas la création d'une œuvre, mais le déclenchement d'un processus. Il est un rite d'initiation à plusieurs étapes. Le spectateur y est invité à faire un voyage, et deviendra, à terme, créateur lui-même et force de changement dans le monde. La révolution, et la réussite de la représentation, passent par la conversion interne du spectateur, du plus petit niveau (chimique, organique, psychologique) au plus grand (la violence dans le monde, changez l’histoire), à travers les étapes du spectacle. C’est dans cette mesure que le spectacle fait du spectateur le sujet de l'action, il est le but du spectacle.

5.1.1. Description du spectacle

Échelon I : Du bon et du mauvais. La révolution des cultures.
Rite 1 Du théâtre de guérilla : Les comédiens sont dans le public, s’adressent personnellement aux spectateurs et leur énumèrent les interdits de la société, leur répètent crescendo jusqu’à un cri commun de frustration. Tous se déshabillent.
La réponse du spectateur est impossible.
Vision 1 De la mort et de la résurrection des Indiens d’Amérique : Les acteurs jouent les Indiens autour du feu en train de fumer la pipe. Ils forment des totems qui vont s’écrouler sous des coups de feu. Tous sont morts au sol (cf. Mysteries)
Action 1 New York City : Un comédien annonce que la mort et la résurrection des Indiens mènent à la révolution des cultures, les spectateurs sont invités à improviser sur la situation à New York (Wall Street et la contre-culture). Puis, les comédiens frappent le sol et rythment ce texte qu’ils scandent : “ Si je pouvais vous parler…Je vous ferais savoir…Si je pouvais vous renverser…Si je pouvais vous sortir de votre conformisme mental… ”, enfin, ils dansent. L’Indien est réincarné dans le Hippie.

Échelon II : De la prière. Révolution de la révélation.
Rite 2 De la prière : Les comédiens se mêlent au public. Prière et gestes de communion, de bénédiction sur les spectateurs. Communion physique directe, identification universelle.
Vision 2 De la découverte du Pôle Nord : Trois acteurs en hissent un autre sur leurs épaules qui figure le centre du pôle magnétique. Les autres comédiens, séparés en deux groupes, luttent mais sont progressivement happés par l’attraction du pôle qui tourne. Après la cristallisation autour du pôle, c’est la désagrégation des comédiens qui vont au bord du plateau. Le pôle, resté seul, leur demande : Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Les réponses se multiplient : “ Abattre les murs qui aliènent… ” À la question : “ Comment cela s’appelle t il ? ” Les comédiens forment avec leurs corps les lettres du mot ANARCHISME, puis à la seconde : “ Qu’est ce que l’Anarchisme ? ” : répond le mot PARADISE. Le “ Now ” est crié en chœur, alors que les comédiens sont descendus du plateau et indiquent celui-ci au spectateur.
Action 2 Bolivie : Les spectateurs improvisent sur le thème d’une réunion clandestine de révolutionnaires Boliviens. Le refus de la violence est proclamé.

Échelon III : De l’enseignement. La révolution des forces réunies.
Rite 3 De l’Etude : Les comédiens forment deux cercle, font des mudras (signes sacrés hindous à l’influence bénéfique) et récitent des mantras (formules magiques, incantatoires ayant trait à l’émancipation)
Vision 3 De la création de la vie : Les yeux fermés, les corps se cherchent, se trouvent, ouvrent les yeux, se détendent, lèvent ensemble les bras dans un son commun. Représentation de la vie recréée.
Action 3 Avignon, Genève…Concerne la ville dans laquelle le spectacle a lieu. Le thème est : comment changer votre ville ?. Les questions portent sur : comment transformer la ville ? Et varient d’une ville à l’autre. Nombre de prisonniers, tactique des groupes politiques, les comédiens vont dans la salle et posent les questions. Des discussions s’engagent. Les spectateurs sont invités à participer en formant des cellules (révolutionnaires), en réfléchissant (et jouant!) à comment changer leur ville.

Échelon IV : De la voie. La révolution sexuelle.
Rite 4 Des rapports universels : les comédiens forment un amont de corps ; ce qui est recherché : le contact, l’union. Les corps se touchent, supportent le poids des autres ; Des couples se dégagent et se livrent au maïthuna. Lorsque le couple a atteint un état extatique (!?), il rejoint le groupe. Le but de la scène est d’honorer le corps, de montrer l’acte sexuel comme étant une expérimentation de l’être.
Vision 4 Apokatastasis. Transformation des forces démoniaques en forces célestes : les comédiens se font face par groupe de deux (victime-bourreau). Les bourreaux tuent les victimes, une vingtaine de fois, celles-ci répondent par la louange (cf. 2ème rite) du bourreau qui renchérit avec : “ je ne sais pas comment arrêter les guerres ” (1er rite). Le geste répété de la mort se transforme en communication, la scène représente la pacification universelle.
Action 4 Jérusalem : les spectateurs peuvent improviser sur le thème du conflit Israélo-Palestinien : pour renverser l’histoire, il faut briser d’abord les barrières du toucher. “ Arabes, baisez les Juifs, Juifs, baisez les Arabes ”. C’est le moyen de la paix.

Échelon V : La révolution de l’action.
Rite 5 Reprise du rite des rapports universels, cette fois ci les spectateurs participent.
Il prend fin lorsque quelqu’un entre en transe.
Vision 5 De l’intégration des races : Les acteurs s’opposent, (comme ils le faisaient dans la pièce de Brown…) s’accusent, s’insultent par opposition : Blanc ! Noir ! Petit ! Vieux ! un groupe de comédiens contre l’autre. Puis c’est le rapprochement, la séquence du moi – toi qui met fin aux oppositions. Toute la séquence est ensuite reprise et le public est intégré.
Action 5 Paris : Les spectateurs sont invités à improviser sur le thème de Mai, à représenter la chute de l’Etat, l’occupation de l’Odéon…

Échelon VI : La révolution de la transformation. La période de lutte.
Rite 6 Des forces antagonistes : Un comédien, avec l’aide de trois autres qui lui communiquent des vibrations physiques, entre en transe.
Vision 6 De l’éclair d’amour magique (conquête non violente du Pentagone) : Le groupe forme un pentagone, une idole qui représente Mammon et Moloch se forme et se dirige, menaçante, vers le corps du comédien qui est entré en transe et qui est devenu la victime.
Action 6 Au moment où il s’approche encore, la scène est plongée dans le noir. “ Qu’arrive-t-il quand les révolutionnaires affrontent le camp adverse ? ” demande-t-on au spectateur, qui peut improviser, dans le noir, sur ce thème.

Échelon VII : La révolution de l’être. Lueurs du monde post-révolutionnaire.
Rite 7 Des nouvelles possibilités : Recherche d’expression sonore dans le noir.
Vision 4 De l’arrivée sur Mars : La scène reste dans le noir. Des comédiens représentent des planètes et sont lumineux, un autre une galaxie, d’autres sont les voyageurs de l’espace, et font le tour de la salle. Un autre groupe joue les martiens. Les voyageurs rencontrent les martiens et les deux groupes se mêlent.
Action 7 Hanoï. Saïgon : Représentation de la révolution dans les deux capitales. Une société dans laquelle tout ce que chacun fait est parfait.
Improvisation sur le mouvement et la respiration avec les spectateurs.
Saut des comédiens, réception de la communauté. Les spectateurs peuvent le faire.

Échelon VIII : La révolution permanente.
Rite 8 Du toi et du moi : D’abord dos au public, les comédiens se tournent vers eux et accomplissent le voyage en cinq étapes de la mort selon un rituel Tibétain. Le signal de mort qui est la dernière étape se transforme en signal de vie, par la transmission de l’énergie du mort au vivant. Conception hassidique de la réincarnation = donner et recevoir.
Vision 8 De l’abandon du mythe de l’Eden : La troupe forme sur scène un arbre, (certains montent sur les autres) c’est l’arbre de la science, mais aussi du bien et du mal. La connaissance transmise par la pièce est récapitulée, toutes les séquences sont rappelées par un geste, son…
Action 8 La rue : L’arbre se défait et les comédiens en reforment de plus petits en prenant les spectateurs sur leurs épaules. Les spectateurs sont emmenés vers la sortie, puis accompagnés dans la rue. C’est la séquence du théâtre libre : le théâtre est dans la rue.

5.1.2. Signification des paliers
Dans PN (dont chacun des huit échelons se divise en trois étapes : Rite, Vision, Action), le spectateur est, la plupart du temps, appelé à participer lors de l'Action, dans laquelle public et comédiens se livrent à une improvisation commune. Il arrive néanmoins que les spectateurs participent lors des autres étapes. Chaque étape doit amener le public à un état différent. Le Rite est une phase préparatoire à l’action : il est une cérémonie spirituelle, ou rituelle. Physique, il procure de l’élan à la compagnie, qui prend du plaisir à jouer. Il culmine dans un flashout. La Vision est plus intellectuelle, elle est le produit du rite, une image rêvée, un symbole. C’est une petite scène qui clarifie le thème, un état intermédiaire “ entre action et exaltation ” . Les Actions sont introduites par un texte et sont le moment où l’énergie suscitée par les deux premières étapes chez le spectateur, peut s’exprimer. Elles sont des mises en jeu de situations politiques.
Chaque vision débouche sur une action et le spectacle lui-même (l’image) débouche sur la rue (l’action). Après un jeu, une simulation, on passe à l’action directe. PN est une répétition générale de la révolution.
Le premier palier part du monde tel qu’il est : le comédien maintient un mur invisible entre lui et le spectateur, car ces interdictions, qui sont pourtant adressées de tout pres au spectateur, rend toute communication impossible.


5.1.3. Le rôle du spectateur
Tout le spectacle est une préparation à l’action du spectateur, et les interventions du public ou périodes de théâtre libre, sont pré-établies. La barrière entre acteur et spectateur n’est pas seulement considérée comme matérielle, mais aussi comme symbolique. L’acteur se joue lui-même, et se donne comme individu, il se trouve dans un état de devenir. Le paradis n’est pas perdu, il est à faire, il est un état d’être. Quant au spectateur, il a à la fois un rôle dans la fiction et dans la réalité. Comme les comédiens l'avaient fait dans The Brig, les spectateurs seront amenés à jouer tour à tour les bourreaux et les victimes (policiers, puis militants de la contre-culture dans l'Action 1 : “ Montrez la violence, montrez la non-violence ”, juifs et arabes dans l'action 4, Jérusalem, guérilleros boliviens, praguois, mexicains ou madrilènes selon les représentations dans l'échelon 2, le public joue des rôles de personnages qui peuvent être lointains comme proche de ce qu'il est : à l'échelon 5, il est invité à rejouer la révolution parisienne. Mais il ne joue son propre personnage de citoyen que dans la dernière scène du spectacle.

5.1.4. La participation espérée et la participation réelle, ses modalités et caractéristiques.
Le spectacle a paru confus à beaucoup, illisible à certains, mais il était en réalité extrêmement structuré. Il constituait pour le public une synthèse de la vision de la compagnie (philosophique, politique, religieuse) et une mise en pratique assistée de leurs exercices et expériences. La communauté, elle, formulait pour la première fois directement sa propre expérience et tentait d’installer un rapport direct avec le monde.
La cohérence était d’autant plus grande que des correspondances, effets de symétrie et de contraste parsemaient le spectacle pour montrer au spectateur les oppositions à résoudre. Par ailleurs, le spectateur percevait bien les contradictions d’un tel spectacle. Dans l’action 5, à un comédien qui scandait : “ Brûlez l’argent ! ”, un spectateur répondit : “ Brûlez la recette ! ”.
Pour les comédiens comme pour les spectateurs, le spectacle s'étendait et se pratiquait sur un territoire qui comprenait la scène, la salle, les escaliers, gradins et la rue. La participation du public se faisait par des moyens multiples : incantation de slogans, recours à des schémas politiques et religieux (syncrétisme), au pouvoir magique des mots (rite de l'étude)… Les spectateurs étaient supposés répondre aux comédiens par l’intermédiaire du langage que la représentation inventait. Le spectateur devait aussi atteindre un état de clairvoyance, grâce au réveil de ses sens. L’ambition des comédiens, formulée ainsi au début des répétitions, était de faire se lever les spectateurs dans un premier temps, puis de les transformer en leur transmettant cette nouvelle manière de ressentir. Il faut toucher le public physiquement, par un contact. La conversion intérieure du public qui s’ensuivra est le début du processus de changement espéré. Le spectateur sera (idéalement) guidé par les comédiens vers le dépassement de son aliénation. Mais PN est à la fois le chemin qui mène au paradis et une question : “ comment y arriver ? ” : la foi des participant est inconnue au début du spectacle. Le mouvement doit donc se faire de l’extérieur (le rite) vers l’intérieur (le spectateur), contrairement au mouvement habituel entre le culte et le fidèle. Le Living voulait s’adresser à un public de profanes, mais en même temps le contenu du spectacle risquait de retourner contre lui le public.
Et puis, le spectacle exigeait une disponibilité totale, et c’est un autre problème que posait cette participation : le spectateur pouvait-il, et devait-il, renoncer à son esprit critique, à ce recul qui le caractérise ?
Cette participation a varié d’un endroit à un autre, c’est évident. J’étudierai les trois séries de représentations en Europe en 68, et pour les comparer, certaines représentations ayant eu lieu aux Etats-Unis et en Europe en 68 et 69.
Pour Poirot-Delpech, dont les analyses de spectacle ne sont pourtant pas lumineuses, le problème des entrées à Avignon, était à l’origine des incidents plus que le spectacle lui-même, malgré son but manifeste de faire participer le public. Il constate un échec relatif du spectacle, une désaffection des spectateurs. Beaucoup d’Avignonnais et de comédiens professionnels se sont éclipsés “ avec plus d’ennui que d’indignation ” . Quant aux jeunes festivaliers, même politisés, ils gardent leurs distances face à la troupe “ dont l’anarchisme est trop violent et les relents mystiques exigent plus de foi dans un exemple qu’une adhésion de l’esprit. ”


Avignon
A Avignon, les places sont déjà réservées pour toutes les représentations. 500 personnes se présentent le premier soir sans places à la porte. Dans la salle, qui compose ce public ? Il y a d’abord le public de fidèles, de jeunes déjà conquis à la cause du Living, qui est un public qui participe activement, mais qui ne peut pas se payer la place. Certains sont présents, ce sont ceux qui sont entrés gratuitement. Ensuite, il y a un public de jeunes militants ou hippies qui les reconnaissent comme appartenant au même mouvement de contestations qu’eux, mais qui leur sont moins acquis que les précédents. Ils peuvent payer leur place, mais exigent la gratuité. Et puis il y a le public des spectateurs habitués du Festival (1% d’ouvriers, 66%d’enseignants en 67), exigeant, familier de l’esprit du théâtre de Vilar. Enfin, il y a les spectateurs occasionnels : curieux, militants syndiqués, snobs, Avignonnais venus pour le scandale ou l’avant-garde…
La plupart des spectateurs qui montent sur scène esquissent quelques pas, puis s’asseyent contre le mur, criant au mieux un slogan de temps en temps. On verra plus loin comment le troupeau amorphe des spectateurs a gêné l’alternance représentation / action. Les enragés sont à séparer du public classique du Festival : leurs interventions sur scène étaient souvent de la provocation, et non des actes d’authentique participation.
À bien des spectateurs (professionnels du spectacle), PN apparut comme étant un échec théâtral autant qu’un échec de la participation. Que firent les spectateurs une fois franchie la limite imaginaire du plateau ? Rien. Lorsque les spectateurs sont invités par exemple à former des cellules, seulement une dizaine d’entre eux (des intellectuels selon P. Bartanguy ) montent sur le plateau. Le spectacle était également inexistant pour ceux qui persistaient à le regarder en frontal. Les Avignonnais en cravate regardent leur montre, quittent la salle, les jeunes “ restent troublés, fascinés, déçus, attendant que quelque chose se passe ” . Pour le journaliste de la Gazette de Lausanne, ni les jeunes ni les bourgeois n’ont compris ce qu’a voulu dire le Living. Les phrases de la première scène, par exemple, ne reflètent en rien les préoccupations du public français : ses préoccupations vont à mai et à ses conséquences plus qu’à l’interdiction de fumer du haschich : un spectateur ressemblant à un personnage de Pagnol clamera en rigolant : “ La loi du 28 juillet 1881 m’interdit d’afficher sur les murs ! ”. La compagnie n’a pas trouvé les justes moyens pour faire participer le public. Pour que l’entente directe s’établisse, il faut, remarque-t-il, que dans le spectacle, la foule reconnaisse son destin. “ Une troupe d’acteurs américains, mélangeant les slogans de mai, la philosophie hindoue et la Kabbale, ne pouvait, sauf par un miracle de l’art, toucher ce public français. ” Le journaliste avance que c’est peut-être son séjour en Europe qui l’a coupé de ses sources de renouvellement. On le voit, PN est un succès théâtral relatif.
Peut-on considérer, néanmoins, que la présence de 300 personnes scandant des slogans semblables à ceux du Living à l’extérieur du cloître des Carmes constituait un acte de participation au spectacle ? Oui. Car dès l’action 3, les comédiens répondirent à leur appel en entraînant les spectateurs vers les grilles et en scandant à leur tour : “ Ouvrez les portes ”. Mais les grilles restèrent fermées.
Les scènes qui illustraient la révolution sexuelle, déclenchaient un chahut violent, tant chez les jeunes que les plus âgés, et rares sont les spectateurs qui ont participés au rite du coït universel. Le 24, on sait que le célèbre Mouna Aguigui a plongé dans le tas, peut être par provocation, peut être par ironie ou même par conviction, et qu’il en est ressorti pour dire : “ On étouffe là-dessous ! ” . Toujours est-il que M. Puaux rapporte que son intervention n’a pas été appréciée par les comédiens, et qu’il a été repoussé et extrait du groupe.

Ollioules
Le jeudi 1 er août, eu lieu une représentation gratuite, organisée par le festival de Chateauvallon. Cette représentation est idéale pour la compagnie sous bien des aspects : le spectacle est gratuit, en plein air, des centaines de spectateurs sont venus en voiture ou en car au milieu de la campagne pour voir la représentation ; plus de mille personnes seront présentes. Le public est extrêmement varié : des gens de la région, pas forcément des spectateurs assidus, côtoient les habitués du Festival de Chateauvallon, ainsi que les fans du Living, qui sont venus de loin pour assister à cette représentation, qui, toute magique qu’elle soit, sera aussi en conséquence unique.

Genève
Le palais des Sports de Genève était sans doute l’endroit le plus adapté aux représentations de PN. Pourtant, la configuration de la salle restait rigide, et problématique pour les spectateurs. Ils entouraient la scène des quatre côtés de la plate-forme. La salle était énorme, comportait des rangées de gradins sur trois des côtés et sur le quatrième des rangées de chaises. Les spectateurs installés à cet endroit profitaient pleinement des images frontales, mais, à partir de l’action 3, la scène devenait invisible derrière les spectateurs montés sur scène. Les gradins, d’autre part, ne pouvaient pas accueillir tout le public présent. Les spectateurs étaient donc contraints de se lever ou de rester assis sans visibilité. Les allers et retours des spectateurs et des comédiens (parfois dans l’impossibilité de regagner le plateau après une action dans la salle) étaient rendus impossibles par l’existence des deux espaces massifs et inamovibles de la scène et des gradins. La fluidité espérée était impossible.
Le spectacle est joué du 20 au 25 Août. Le 21 Août, PN est joué le jour de l’occupation de la Tchécoslovaquie. Un groupe de manifestants qui a protesté l’après-midi même devant l’ambassade soviétique est présent, ainsi que des marxistes, et des maoïstes. Ces derniers vont contester les slogans du Living sans hostilité et avec une certaine bonhomie. Dans l’action 2, c’est Prague et non la Bolivie qui est mis en scène, le cortège des manifestants s’intègre à la scène et redéploie ses banderoles “ Non au pacte de Varsovie-Non à l’OTAN ”. Les comédiens rebondirent alors et firent plusieurs actions comme piétiner les drapeaux ou se draper dedans. Ce soir-là, un discours eut lieu, un bœuf, certains scandèrent “ Che ! Che ! Che Guevara ! ”
On a pu aussi entendre des “ piètres gaillardises ”, et assister à des réactions stéréotypées (copiées sur celles des contestataires) de la part d’une partie du public. Pour Biner, les réactions du public sont décalées et n’ont rien à voir avec les improvisations proposées (on écrit une pancarte sur scène puis on la promène, on distribue des tracts qu’on a préparés…) en raison, croit-il, de l’inachèvement de la deuxième partie. En fait, les spectateurs se lâchent quand la structure du spectacle se relâche, elle aussi. Biner constate un manque de sensibilité notoire du public, et, plus encore, il est sidéré par la dépense d’énergie mise en œuvre par ce public, contre le spectacle et les propositions des comédiens, alors que ce même public, selon lui, digère sans broncher des spectacles réactionnaires. Quelques belles interventions eurent lieu, néanmoins, mais Biner se demande pourquoi, “ la plus grande partie de ceux qui montent sur scène, et qui, après quelques cabrioles restent amorphes, se sentent-ils, d’une seconde à l’autre, investis de pouvoirs qui leur octroient le droit d’injurier le public resté dans la salle ? ”
Le 22, la participation fut moindre : il fallut forcer les spectateurs à monter sur le plateau. Une procession s’organisa, un soldat suisse fut déshabillé, porté tout autour de la salle. La guerre du Biafra servit de thème dans l’action 6.
Beaucoup de spectateurs restaient tout de même rétifs à la participation : certains sortaient avant la fin en répétant : “ je ne comprends pas. ” Un soir, un homme qui était revenu plusieurs soirs, piqua une crise de folie furieuse : il frappa des comédiens puis partit. Dans la scène du grouillement des corps, la participation fut très élevée.
Les comédiens portèrent les spectateurs jusqu’à la porte du théâtre, mais pas plus loin : cette fois-ci ils savaient que sortir dans la rue signifiait l’arrêt de mort du spectacle. De nombreux policiers (en civil ou non) étaient sur scène, dans la salle, et à l’extérieur pour surveiller les débordements éventuels du spectacle. Des discussions passionnées s’engagèrent à la sortie du spectacle. Nelly et Paul Puaux s’y trouvaient d’ailleurs aussi, à cette sortie, puisqu’il étaient envoyés en sous-marin par Vilar qui avait dit à Puaux : “ Va vérifier, va voir si quelque part on est plus tolérant que chez nous… ”.


Etats-unis
Jacquot conclut que “ sauf dans le cas d’une actualité brûlante (Prague) ou une situation locale tendue (Avignon) ” , les thèmes servaient rarement de base aux interventions des spectateurs. L’expérience américaine allait démontrer le contraire.
Jacquot invoque la complexité des canevas et l’inexpérience des spectateurs. On verra que le problème, le différend, était plus profond. Le Living ne pouvait être exactement en phase avec les différents publics qu’il tentait de convertir. Son langage, ses conceptions mystiques, sa position politique, les situations qu’il proposaient ne pouvaient correspondre exactement à celles connues d’un public par nature divisé et multiple. D’autre part, et paradoxalement, la structure proposée au spectateur (qui le cadrait physiquement et mentalement elle aussi), était à la fois trop rigide et trop lâche. Dans des espaces plus souples et avec un public peut être moins cultivé et moins politisé que les Européens, la participation allait finalement avoir lieu aux Etats-Unis.
À Brooklyn, pour protester contre ce qu’il considérait être une attitude supérieure (ne pas répondre au public) et de mauvaise foi (tout le monde fume sur scène et dans la salle), R. Schechner se met entièrement nu. Mais son acte reste anecdotique, sans suite, il sera seulement applaudi par le public. La tournée américaine eut beaucoup de succès. Il y eut aussi, aussi des controverses. Paradise Now fut le spectacle qui y marcha le mieux, mais la participation fut tout autre que ce qu’elle avait été en Europe, bien plus importante, mais souvent décalée. La tournée sera épuisante : sur les 203 jours que la compagnie va passer aux USA, 126 représentations ont lieu.
Les spectateurs allaient s’y poser en adversaires du spectacle. Coincé entre les polices des Etats et les militants d’extrême gauche, le Living va se sentir piégé. La représentation devint une confrontation. Dans certains Etats, le public résistera farouchement à tout contact, les représentations y sont épuisantes, il leur faut se battre contre les spectateurs (Castleton).
Le public, ne connaissait la pièce qu’à travers sa mauvaise réputation, il pensait que PN était un spectacle dans lequel on pouvait faire tout ce que l’on voulait. Un jeune public, agressif, persuadé que la confrontation était le seul moyen de communication allait désarçonner les comédiens. Des conflits violents auront lieu aux Etats-Unis, tant avec la police, qui les maintenait sous haute surveillance, qu’avec ces étudiants activistes. A New Haven, ils sont pris à partie pour leur pacifisme. Des militants comme Ronnie Johnson les prennent violemment à partie : “ Vos objectifs étaient super il y a 5 ans, avec la non violence, mais il nous faut changer maintenant. C’est une guerre qui a lieu, et il n’y a pas de place dans la guerre pour la non-violence : Dans cette pièce, vous créez une situation et vous ne vous arrangez pas avec. Vous n’avez pas laissé faire le public. Vous êtes revenus au script, comme à Broadway ” Beaucoup des jeunes qui venaient les voir, pensaient qu’ils pourraient se servir d’eux pour provoquer la révolution par ola violence. A Yale, ils seront arrêtés à la sortie de la représentation (ce fut souvent le cas), car des étudiants sortent nus dans les rues après PN.
Les controverses sont dues à plusieurs phénomènes : premièrement, les médias font du Living un phénomène de mode, et racolent sur le thème de leurs provocations supposées. Deuxièmement, apparaissent en conséquence, des groupies du Living, issus d’une nouvelle génération qui ne les connaît pas, et qui viennent essentiellement dans l’espoir que le spectacle tourne à l’affrontement ouvert avec les autorités. La compagnie refuse d’être utilisée, comme prétexte pour enflammer des situations déjà violentes. PN sera interdit dans de nombreuses villes, comme Cambridge. Le MIT annule les représentations sous le prétexte (pourtant réel), que l’espace de PN et son format, rendent impossible le contrôle des entrée.
La compagnie, pour éviter les désordres, devra resserrer les périodes de théâtre libre, car les confrontations avec le public se développaient souvent lorsque celles-ci traînaient en longueur, le spectacle sort rafraîchi, car certaines des actions, traînaient vraiment en longueur, et c’est la que le public devenait menaçant.
Ce public du Living aux Etats-Unis, n’est plus du tout celui qui ‘il a quitté quelques années auparavant : des étudiants en grande majorité, plus les curieux qui viennent voir le freak show.
En Californie, la compagnie se prend une claque, quant elle découvre un public indifférent, déçu, qui considère leurs exercices comme ‘déjà acquis’ et leur discours comme passablement vieillot. C’est en Californie que la compagnie ne pourra pas éviter de se remettre en question. PN s’apparente, aux Etats-Unis, à un suicide involontaire de la compagnie.


1969, Paradise Now : le retour
En 1969, après son retour en Europe, la compagnie va faire une tournée française, en province. Les engagements sont pris depuis plus d’un an. PN va être joué dans des petites villes, dans des salles municipales et des maisons de la culture pour un public qui ne le connaît que de réputation. Il est à noter qu’une invitation du Théâtre des Nations est à cette période refusée. A ce moment, même si Malina continue à affirmer que la pièce est un défi pour la ville dans laquelle elle est jouée , Beck sait que la compagnie est prise au piège. En effet, avec cette tournée, elle apparaît plus que jamais comme récupérée par la société, le Living fait désormais partie de la culture. La compagnie est bien à un tournant. Tous ressentent le besoin de la réorganiser, et de remettre en question les moyens pour communiquer avec le spectateur. Beaucoup veulent cesser de travailler dans le cadre des théâtres bourgeois. Alors que ces même bourgeois étaient leur cible, ils veulent maintenant “ faire du théâtre gratuit pour ceux qui ne reçoivent pas le bénéfice de la culture, mais qui sont les victimes de la culture. ”
Le 10 janvier 1970, le Living joue PN pour la dernière fois. La représentation a lieu au Sportspalast, devant 7000 spectateurs (Sheldom Rochlin-Berlin).

5.2. La coïncidence d'Avignon : un malentendu ?
Alors que Vilar avait déclaré que dans le Festival de 68 on susciterait “ la discussion, la critique, la contestation ” , et qu’il avait voulu une programmation audacieuse, le contexte politique de l’après-mai associé à la venue du Living allait, dans un cocktail détonant, profondément remettre en question, Vilar, le Festival et le théâtre lui-même.
Le scandale d’Avignon résulte de la rencontre de plusieurs facteurs et événements , et relève de la coïncidence, mais seulement sous certains aspects. Bien sûr, le Living aurait pu ne pas jouer à Avignon cet été-là, mais peut-être aurait-il provoqué un tollé avec son spectacle aussi bien en Italie ou aux Etats-unis qu’en France. Mais le climat de l’après-mai était marqué par un repli du soutien populaire, une psychose et une hantise de l’anarchie. En juillet 68, la réaction de la population d’Avignon envers la compagnie fut donc épidermique : le Living, c’était “ Satan à Avignon ”. Le Living arrive à Avignon deux mois avant la date prévue, étonne et dérange par son comportement, ses tenues, sa réputation. Ce sera d’abord le malaise, puis la radicalisation autour du Living.
La compagnie aussi, par bien des aspects, est “ à bout ”, elle arrive après quatre ans de tournée, épuisée par des voyages incessants, et par un spectacle dans lequel les comédiens ont payé de toute leur personne. PN est l’aboutissement ultime de plusieurs années d’élaboration, de construction d’une forme, d’un concept théâtral et d’une communauté hors normes, usante au quotidien. Au dire de Melly Puaux, l’apparence des membres du groupe est loin d’être joyeuse et paradisiaque, les corps sont rachitiques, les traits du visage fatigués.
PN est le point, où tout pourra ou non être changé, le moment de la clarification, Beck à Cefalu, dira : “ nous approchons du moment où tout cela sera exorcisé. ”
Le mouvement de 68 est anarchiste, libertaire sous bien des points de vue. Le Living partage les convictions de la jeunesse, sa soif de libération, tous veulent la fin du vieux monde, mais le Living s’oppose à la violence, aux pavés et aux barricades. Il est pour l’occupation non violente des bâtiments publics.
C’est surtout parce que 68 est avant tout une libération de la parole, que la compagnie, avec un spectacle qui, on va le voir, accorde tellement d’importance à cette parole (le slogan, l’incantation) et croit à son efficacité en elle même, se trouve prédisposée à la fusion avec les enragés.
Un décalage profond semble être à la base de ce qu’on est forcé d’appeler le malentendu d’Avignon : ce décalage est multiple :
- C’est d’abord le décalage entre la compagnie, sa manière de vivre et de travailler et l’administration du Festival : ce n’est pas une compagnie ordinaire que voit arriver Vilar, mais une communauté de 40 membres, dont dix enfants, qui entraîne partout avec elle une centaine de fidèles (jeunes, militants, rêveurs… qui vivront même au Lycée avec eux !). Paul Puaux ne reconnaît pas la compagnie qu’il a invitée un an avant après l’avoir vu jouer Antigone au théâtre 347.
- Ensuite, et plus fondamentalement, c’est le décalage entre la conception du théâtre de Vilar (qui est aussi, au fond, l’identité du Festival) et la pratique théâtrale du Living, qui, on l’a vu, arrive avec PN, à un point d’exacerbation. Deux conceptions, chacune complètement fondée, s’opposent. Celle d’un théâtre bâti sur l’ordre, l’autre sur son contraire, l’anarchie. D’un côté, un théâtre ancré dans l’institution, un service public français, porteur et héritier de toute une tradition de théâtre populaire, réformiste en son temps, faisant du texte le pilier de la représentation, ayant foi dans le vieil espoir de la culture, (des classiques) pour tous, et de l’autre côté, une compagnie dont le but est d’anéantir, d’assaillir la ‘culture’ et l’Etat qui va avec, d’abandonner le texte, et de combattre l’ancien dans toutes ses manifestations.
On ne s’étendra pas ici sur ce point, mais il faut le dire : Vilar et le Living partageaient bien des points de vue sur le théâtre et n'étaient pas fondamentalement en désaccord, comme l'histoire du théâtre a bien voulu le faire croire. Tous deux aspirent à réaliser un théâtre pour tous, portent haut l’exigence en matière de répertoire, tant au niveau des classiques que des contemporains, tous deux aboutissent au plateau nu…
- C’est encore le décalage global, mental, sociologique, entre les références et l’état d’esprit de la compagnie et le public et la population d’Avignon.

5.2.1. Du côté des Avignonnais
Bien avant le début du festival, Vilar avait déjà été attaqué pour sa programmation trop ‘étrangère’ et orienté vers l’avant-garde. Les Avignonnais redoutent, dans la psychose, le déplacement du chaos parisien dans leur temple (qui est plus la ville, à l’époque, que le festival). La méfiance vis-à-vis des hippies, la présence anticipée du Living allaient exacerber ce climat. Certains considéraient depuis longtemps que le Festival de Vilar n’était pas une bonne chose pour Avignon. La ville est bourgeoise, touristique, Papale faut-il le rappeler, et le tourisme suffisait amplement à Avignon avant l’arrivée de Vilar en 47, époque où le théâtre n’était pas toujours bien vu. Mais beaucoup d’autres qui étaient allés au théâtre grâce à Vilar tenaient fermement au caractère traditionnel, (républicain) du théâtre tel que l’avait toujours incarné Vilar.
L’aspect non conformiste des membres du Living, assimilés à des hippies attire dès leur arrivée les foudres des Avignonnais et de la Presse, qui entame une campagne pour dénoncer l’envahissement, la dérive du Festival, et Vilar.
Le Méridional, journal de droite, fut pour beaucoup dans la campagne de presse nauséabonde qui dénonça “ ces énergumènes en haillons et aux cheveux longs qui déambulent depuis un mois dans les rues de la cité des papes ” On peut même dire que le scandale est préparé par la presse , qu’il y a scandale bien avant le spectacle lui-même.

5.2.2 Du côté des Enragés
La seule chose qu'avaient en commun le Living et les contestataires, c'est le désir d'un théâtre de provocation. Plus de textes mais des mots d'ordre. Plus de comédiens mais des militants. Plus de spectateurs mais des participants. Une volonté d'expérimenter au-delà d'un théâtre populaire et politique, un théâtre de Guérilla. S. Roumette, Etre Libre.

Avec des slogans comme “ Sabotez l'industrie culturelle ! Le théâtre est dans la rue ! Réinventez la vie ! ”, le mouvement de soixante-huit ne pouvait qu'adhérer à la philosophie du Living qui parvient à maturation justement en 68.
Le Living et les enragés partagent cette croyance insensée : “ Le plus important reste informulé ”. Tous deux adhèrent aussi à ce slogan : “ Au lieu de reproduire la vie, reproduisez vous ! ”
Alors que les compagnies se désistent, que toute la profession est en grève, le festival est maintenu et prétend ouvrir ses portes à la contestation. On ne peut pas s’étonner du fait que le festival ait été bousculé puisque le mouvement de mai s’en prenait justement aux formes de distribution du savoir, de la culture, de la parole. La place de l’Horloge, les rencontres au Verger Urbain V, vont devenir un forum permanent, un royaume de la parole auxquels participeront les représentants du festival, les artistes, les Avignonnais, et les contestataires. Le Festival d’Avignon a été choisi par les contestataires parce qu’il est le plus grand et parce que, plus que les autres festivals bourgeois, il se veut populaire. Vilar est exemplaire à leurs yeux en ceci “ qu’il porte les couleurs de la vieille gauche institutionnalisée et de la bonne conscience réformiste ” . La ville entière se voudra le microcosme de ce que fut le pays tout entier, 20 jours ou 30 jours durant, dit cette année la publicité du festival. Mais les contestataires refusent que la contestation soit récupérée par le pouvoir, et qu’elle devienne symbolique, flatte l’institution, alors que son efficacité est en réalité limitée par la compromission avec celle-ci. Avignon est une manifestation mercantile, bourgeoise, touristique, aliénante, répressive, policière… La critique du festival des Enragés est restée malgré tout essentiellement théorique, le Living a servi à créer l’événement qui manquait.



5.2.3. Du côté de la municipalité
Il faut tout de même considérer que la municipalité est désarçonnée par l’attitude du Living, qui prévient par exemple au dernier moment de son arrivée anticipée. Tout est fait pour les accueillir dans des conditions correctes, ils sont logés au Lycée Mistral, où leur est construit en trois jours un grand plateau dans la cour.
Derrière la campagne contre le Living il y a une opération de politique locale, qui veut discréditer le Festival et, avec lui, le député-maire d’Avignon, qui sera bientôt battu aux élections. L’expulsion du Living aura finalement lieu parce que la municipalité cédera aux pressions de la droite et de la population.
Pour M. Duffaut, les opinions politiques sont une chose, le festival en est une autre et ne doit pas être prétexte à l’opposition politique. Voici les raisons de l’interdiction du Living :
Il y a eu rupture de contrat. Je ne pouvais permettre que la pièce soit jouée dans la rue, d’une part, parce qu’on ne peut imposer un spectacle à des gens qui ne veulent ni le voir ni l’entendre, ensuite parce que la nature de la pièce ne permet pas de la représenter devant des enfants. Le responsable officiel du Festival que je suis ne pouvait permettre que le Festival se fasse à lui-même concurrence en donnant des spectacles gratuits sur la voie publique. M. Duffaut, maire d’Avignon, Le Monde, 30 juillet 1968.

L’administration du festival se considèrera finalement comme ‘arnaquée’ : le Living a empoché tout son cachet alors que seize représentations ne seront pas données.

5.2.4. Le point de vue de Vilar
Une caricature de mai, voilà ce qu’à été le festival 68 pour Vilar, le “ patron ”.
Pour lui, le Living était libre à Avignon, tant qu’il ne descendait pas dans la rue. “ La rue ne m’appartient pas ” , dit Vilar à Poirot-Delpech dans un entretien. En formant un service d’ordre composé de techniciens du festival, il voulait éviter la répression et non la provoquer .
Déjà à propos de son refus de jouer Antigone le premier soir, par solidarité avec le Chêne noir, Vilar est en désaccord avec la compagnie :
J’ai choisi de faire du théâtre dans un lieu clos, et non dans la rue. Si ce soir j’étais chef de compagnie, je me présenterais pour jouer. Quelque soit l’événement qui arrive dans la vie d’un comédien ou dans la rue, il doit jouer.

Vilar a été contesté autant par l’extrême gauche que par la droite, mais sa détermination à empêcher le Living de jouer gratuitement ne relevait d’aucune appartenance politique mais plutôt d’une conviction profonde : celle de la nécessité d’un ordre au théâtre (pour Vilar, l’ordre esthétique équivalait à l’ordre du théâtre). Pourtant, comme on l’a dit, les convictions de Vilar rencontraient celles du Living : Vilar était plus que concerné par la question du public : il pensait, comme Beck et Malina, que lorsque le public changerait, le théâtre changerait aussi. Et c’est bien la raison d’être du festival d’Avignon : changer le public, rendre le théâtre au public, constituer le peuple en public. Il voulait trouver une forme nouvelle qui exprime une relation nouvelle entre le public et le théâtre. Le public de Vilar n’était pas le public populaire, mais c’était bien un nouveau public,
L’art du théâtre populaire était pour lui la ‘révolution permanente’. Il refusait le théâtre commercial. Comme le Living, Vilar, à sa manière a rêvé d’un théâtre universel .
Pour ce qui est de l’espace, Vilar avait aussi débarrassé le plateau pour faire place au texte et au jeu, et il avait supprimé la rampe.


5.2.5. La contradiction du Living
Dans quelle mesure le Living avait-il prévu qu’il ferait scandale ? C’est difficile à dire. Mais il n’avait pas prévu qu’il se trouverait au centre de tous les débats, et de la mise en question du Festival lui-même. Suite au désistement de beaucoup des compagnies, il se retrouve seul à représenter le théâtre dans la programmation officielle, ce qui explique aussi que tous les regards se soient portés sur lui et qu’il ait pris une importance que les organisateurs n’avaient pas prévu de lui donner.
Copfermann, dans son article “ Et si ce n’était pas Vilar ? ” souligne la contradiction dans laquelle se trouve, peut-être malgré lui, le Living. Alors qu’il occupe en mai l’Odéon, qu’il est pour la grève générale et la fermeture des théâtres payants, Beck se retrouve à répéter chez Vilar, dans une programmation officielle, un spectacle payant pour public en salle, alors que toutes les autres compagnies ont annulé pour des raisons pratiques (les décors sont immobilisés) ou par solidarité. Mais la compagnie n’a besoin d’aucun décor pour présenter PN, Antigone et Mysteries qui sont au programme. Au centre du malentendu d’Avignon, il y a aussi les contradictions du Living à ce stade de l’évolution de leur théâtre et de leur engagement politique. Le Living a besoin de nourrir ses 40 comédiens. Il s’est engagé à jouer chaque soir moyennant cachet, pour des spectateurs qui payent leurs places, dans un bâtiment fermé. Pourtant, il tente de faire entrer gratuitement les spectateurs et organise la représentation pour qu’elle se termine dans la rue. Il ne pouvait honorer son engagement qui revenait à intégrer le système bourgeois de l’exploitation de la culture sans désavouer ses convictions profondes. D’une certaine manière le Living a transgressé les limites du spectacle pour dénoncer celles qui sont imposées par la société. Le Living s’est retiré d’Avignon car il refusait le compromis. On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon, avait déclaré Beck.
Un autre paradoxe profond apparaît dès le début des répétitions : les comédiens ne savent pas comment arriver au but qu’ils se sont fixé. Le Paradis reste à définir. Le spectacle devra se contenter de formuler des questions essentielles, pour déterminer avec le spectateur, ce qu’est ce Paradis. Au début, il n’y a pas d’accord entre les comédiens entre eux sur la notion de Paradis. Cette indétermination anticipe celle qui habitera aussi la masse des spectateurs de PN. Peut-on s’accorder sur une définition du Paradis ? Le paradis est, pour la compagnie, quelque chose dans lequel chacun est lui-même. Mais chacun est différent. PN était une description de l’état que la compagnie jugeait désirable, mais il ne pouvait être le même pour tous. Un autre problème est celui ci : si le paradis a des règles, ce n’est pas le paradis.

5.2.6. Le psychodrame d’Avignon
En 67 déjà, pour Dort, quelque chose a pris fin au théâtre. Une fatigue du répertoire se fait sentir, on constate une vague des spectacles pirandellien, les grandes institutions sont remises en question, l’autorité du metteur en scène est contestée (le mot d’autogestion a fait tache d’huile). En 68, le théâtre va se sentir concerné par les ‘événements’, peut-être plus que les autres activités artistiques. Il s’y est trouvé à la fois confirmé et dépassé par la réalité. L’Odéon est devenu un forum de la libre parole. Toute une jeunesse s’est fabriqué son propre théâtre, dans lequel elle était à la fois acteur et spectateur. Le constat de la coupure culturelle à été confirmé à Villeurbanne et un vieux rêve s’est imposé à nouveau , celui d’une fusion possible entre la scène et la salle. Le mythe du théâtre populaire était frappé à mort. Déchiré entre la jeunesse et l’institution, Barrault y perdrait sa place. L’agitation gagne aussi les autres pays européens (Strehler démissionne). En 69, on verra aussi la remise en question de la politique de décentralisation, le retour de la censure. On voit qu’à la base déjà, le théâtre et le bouleversement social n’étaient pas étrangers l’un à l’autre, et plus généralement, le théâtre et l’action politique ne sont pas liés de la dernière guerre, comme le rappelait Sartre à cette période : “ A présent tout le monde se scandalise parce que les agents de la culture ont redécouvert, après mai, qu’il existe un rapport dialectique entre la culture et l’action et que c’est celle-ci qui transforme celle-la, irréversiblement. ”
Briser les barrières entre l’art et la vie, abattre les cadres de la société, est le terrain d’entente entre les contestataires et le Living en 68, c’est un fait. Mais comme en témoigne la citation ci-dessous, on attendait tout du Living, et l’on en attendait trop.
Liberté du spectateur, prise de conscience politique, on attendait tout à Avignon du théâtre prophétique incarné par Julian Beck. Au cœur de cette attente, il y avait celle du baptême de la participation : cette liberté enfin donnée au spectateur de monter sur scène, de se mêler aux comédiens et de peser sur le spectacle de toute la force de son désir. Sylvain Roumette

En 68, le festival d’Avignon va mieux que jamais. On joue à guichets fermés. Il devient même pour la première fois pour les Avignonnais, un sujet de préoccupation, mais il marquera aussi très nettement un certain déphasage entre lui et son milieu.
G. Lapassade décrit brillamment comment la contestation et le théâtre se sont contaminés l’un l’autre :
Le drame ne se jouait plus à l'intérieur du cloître des Carmes mais de part et d'autre de ses portes, à l'intérieur et l'extérieur, c'est-à-dire sur la place des Carmes, puis très vite il a débordé autour et dans le quartier avec la procession qui a fait vraiment éclater la colère de la municipalité, la procession à trois heures du matin, avec le Living criant : “ le théâtre est dans la rue ”… Et du quartier, elle a débordé la ville entière, enfermée dans ses remparts, et qui est devenue, cette ville, une sorte de vaste lieu scénique, car toute la vie de cette ville s'est trouvée, désormais, théâtralisée. Le lieu scénique central, c'était la place de l'horloge…

Avignon 68 n’a été un psychodrame que dans la même mesure ou mai juin 68 a été, selon certains, une répétition générale. Après 68, l’amère constat se fera : la rébellion n’avait pris que la parole, et non la Bastille. Pourtant, au théâtre comme dans la société, les revendications des contestataires sont fondées et légitimes. Mais le désir de changement est si puissant qu’il ne peut que partiellement se réaliser (acquis sociaux de 68), de la même manière que la participation dans PN ne peut être que partielle. Les contestataires comme le Living, croient que l’été 68 n’est qu’une situation pré-révolutionnaire qui ouvrira sur la vraie révolution : “ La grève générale de mai juin 68 agirait comme un stimulant, un accélérateur. Elle ouvrirait une période d’intenses luttes sociales. (…) La révolution allait s’étendre, s’approfondir, se diversifier sous mille formes, disions-nous, attaquant le vieux monde comme un acide, après l’avoir percuté comme un bélier. ” Les conséquences de 68, comme celles de la remise en cause du théâtre, et comme l’apport du Living, allaient effectivement se faire sentir de manière diffuse dans les années 70. Mais le bouleversement ne pouvait dans aucun de ces cas avoir lieu immédiatement.
Le psychodrame d’Avignon, c’est aussi l’éternel combat entre deux convictions politiques irréconciliables : utopisme et conservatisme. Quant au festival, pris entre sa volonté de s’ouvrir à la contestation et sa responsabilité vis-à-vis de la municipalité, il ne pouvait que se perdre en malentendu et en compromissions. La sommation de retirer PN équivalait à “ scier la branche sur laquelle le festival reposait ”. Les déclarations sur la marchandise ‘non conforme’ confirmait après-coup les accusations des contestataires. Le drame d’Avignon c’est encore cette mascarade qui conduira la municipalité à organiser, juste après le départ du Living et comme en compensation, une représentation gratuite et improvisée du spectacle de Béjart pour 15 000 personnes. Vilar déclare (est-ce de l’humour noir ?) : “ Cette fois ci, il n’y aura pas de porte ! ”



5.3. Paradise Now : un spectacle limite ?
La structure du spectacle se voulait souple : lorsque les spectateurs participaient par exemple, les comédiens devaient développer l’idée scénique la pousser jusqu’au bout. Mais les comédiens étaient en même temps obligés de contrôler la masse qu’ils mettaient en mouvement. Après chaque période de théâtre libre, un service d’ordre discret repousse la foule pour recréer un espace pour que le spectacle continue. Les conséquences de l’interaction acteur spectateur sont imprévisibles, on verra quelles en sont les limites, et modifient le spectacle à chaque représentation. Le problème posé est donc celui de l’équilibre entre les interventions imprévues des spectateurs et la structure pré-établie du spectacle qui doit rester assez ouverte pour les intégrer. Lors des représentations, cette structure s’est avérée à la fois trop ouverte - les spectateurs ne savaient pas quoi faire une fois sur scène - et en même temps, trop circonscrite : les interventions autres que celles portant sur le thème proposée étaient difficilement gérables et restaient souvent sans réponse.
Pour Biner, quelque chose de vrai se passe pendant PN, le théâtre devient un événement vécu. Le spectateur éprouve une libération par le défoulement. Mais lorsque sa vie normale reprend, l'insatisfaction ne peut que succéder au sentiment de libération éprouvé pendant le spectacle. Le spectateur doit alors transformer le monde pour retrouver sa sérénité perdue, c’est aussi en cela que le spectacle est à la limite de l’action politique directe, il laisse le spectateur à la porte qui sépare représentation et réalité. C’est d’ailleurs le problème essentiel de la municipalité : “ Je n’ai pas voulu contester la pièce ni la liberté de l’expression théâtrale, j’ai simplement protesté contre l’exploitation de la pièce hors de la scène. ” dira Duffaut.
La fin de Paradise Now, c’est le passage à l'action : la Rue. Chaque soir la tentative est renouvelée : sortir dans la rue, les comédiens portant les spectateurs, ou le contraire. La rue se voulait image du fleuve universel, de l’accord unanimiste. Mais les habitants se plaignent des désordres nocturnes qui empêchent de dormir ceux qui travaillent. Les communistes sont solidaires avec les travailleurs et estiment en plus, que le Living utilise pour salir le vocabulaire du mouvement ouvrier. La possibilité d'une transposition immédiate de l'action théâtrale à l'action de rue n'était possible que dans une situation paradisiaque, avec un public paradisiaque, à moins qu’elle ne soit conçue comme une provocation de la société.
Vilar s’est opposé tous les soirs au fait que le spectacle déborde de la salle, par principe, car en réalité, les défections des spectateurs en règle auraient permis l’admission de tous. BPD témoigne qu’on a vu Vilar défendre, alors que tout le monde circulait librement par d’autres issues dans et dehors de la salle, “ défendre une porte branlante ” comme si tout le passé et l’honneur du TNP était en jeu. Les limites du spectacle sont donc l’ordre public et les portes de la salle. En ce sens, la limite de PN est la réalité. Mais d’un autre point de vue, la transformation de la réalité fait partie du spectacle : le conflit avec les autorités, provoqué par le spectacle à Avignon est même latent dans la substance du spectacle, il y est suggéré. Il s’est prolongé ailleurs sous d’autres formes dans les autres lieux de représentation. Dans une certaine mesure, la police fait partie de PN , participe et joue un rôle dans la dernière scène, la Rue :
Nous descendons dans la rue, et parce que nous sommes à moitié nus, nous sommes fréquemment arrêtés. Et ça c'est conduire à la nouvelle fin du spectacle. J'ai dit à l'agent qui m'a arrêté : 'C'est ça la dernière scène de notre spectacle, maintenant toi et moi nous sommes les acteurs, je suis la prisonnière et tu es l'agent', et il a dit en anglais : 'je ne fais pas partie de votre spectacle', et je dis : 'Ah, vous avez dit cela parfaitement', et c'est pour lui une rage, une frustration. Pourquoi ? Parce que nous avons changé de rôles. Nous avons pris de lui le pouvoir de la police et ce moment de changement de rôle m'a donné une grande satisfaction et à la police malheureusement une grande frustration. J. Malina, 2000.

Une autre des limites que le spectacle Paradise Now porte en lui, c’est son présupposé permanent selon lequel tout le public et tous les publics, ont besoin de révolution.
Mettre en pratique, mettre en route la révolution doit être le but du théâtre, c’est cette fois-ci une limite apportée à la pratique théâtrale.


5.4. Le Temps et l’Histoire dans PN
La représentation correspond à un voyage, du présent au futur et du futur au présent.
L’action 5, la révolution de l’action est le point pivot entre la période de travail préparatoire et celle de restructuration sociale active. Le renversement de l'histoire y est assimilé à la résurrection, et a lieu lors de la pacification du couple bourreau et victime mais se répète dans toutes les scènes : (Apokatastasis = transformation du bourreau par la victime = toi / moi = éclair d’amour magique). L’acte sexuel est vu aussi comme un cas particulier de la relation de réciprocité du toi au moi.
Le comédien et le spectacle se donnent au présent, avec honnêteté. Pratiquent un théâtre de l’ici et maintenant. Un théâtre de la première personne. On ne peut pas mentir face à la douleur du monde et celle du spectateur, croient-ils.
Les comédiens n’ont jamais été aussi responsables que dans PN : leur responsabilité est ce qui permet au spectacle de fonctionner sur le spectateur, ils sont conscients d’occuper une place, une fonction dans la vie comme au théâtre. Ils pensent avoir une place dans l’Histoire, et n’y sont pas extérieurs. En rendant une fonction au spectateur dans la représentation (il est responsable du fait que l’expérience que constitue le spectacle ait lieu ou non) le spectacle rend responsable à son tour le spectateur, et lui faire prendre conscience de sa fonction au-delà du spectacle. Dans la conception du Living, le spectacle, le public et monde sont liés : “ Tous les membres du Living sont à tout instant conscients de la façon dont nous nous mouvons à l’intérieur d’un plus vaste mouvement, d’une chaîne, d’un courant qui nous dépasse. ” Tout le monde agit au sein de l’histoire, tout en étant agi par elle. L’actualité les concerne tous, directement, et affecte le travail. Celui-ci est concret, se fait hors de l’histoire de l’Art, car c’est la violence historique qui est à la fois la matière et la cible du spectacle.
Il s’agit de faire un théâtre qui désintéresse les gens du monde dans lequel ils vivent.
C’est l’expérience de l’interaction entre acteurs et public qui doit leur faire quitter la société pour en créer une autre ou des autres, sous forme de groupements coopératifs qui vivraient en dehors de la structure de la société. Il faut remplacer les structures, changer l’histoire. Le Living s’oppose à la notion de progrès historique puisque celui-ci est celui des aspects matériels de la vie et s’accompagne d’un désastre spirituel.
Le point de vue est : nous ne sommes pas au paradis, nous cherchons comment nous y rendre. L’apokatastasis est le point zéro du nouveau temps inauguré par le spectacle, les scènes qui se trouvent avant appartiennent au monde pré-révolutionnaire (invivable, le nôtre), celles qui suivent, au monde post-révolutionnaire (la société anarchiste). Les actions situées dans notre temps sont : New York, Bolivie, Genève, Jérusalem, celles appartenant au monde futur sont : Paris-68, une révolution non violente, Hanoï et Saïgon (réconciliés et anarchistes).
La pièce, théoriquement, ne vieillit jamais, ni ne se démode. Puisque les spectateurs changent, la forme change de ville en ville, la pièce évolue donc avec le temps. De plus, c’est une pièce de Paix, et l’idéologie pacifiste est intemporelle.

5.5. La disparition du spectacle
PN est contraire par nature à ce que les mots peuvent décrire. Une vision de la totalité de l’expérience est impossible. Il est ardu de faire une dramaturgie rationnelle du spectacle. Dans PN, le contenu du spectacle devient clairement l’instigateur de la forme.
Le théâtre idéologique devient une action directe. La forme du jeu devient la forme du spectacle qui est celle de la mise en scène. Le jeu des comédiens est un acte direct dans la vie. Par cet effet d’emboîtement, on entrevoit pourquoi la forme et le spectacle peuvent sembler disparaître. PN est un message au monde : pas une pièce mais un état d’être. Les moyens et les buts y sont la même chose.
En choisissant un titre au spectacle avant de l’avoir monté, un titre-slogan, le groupe formulait déjà comme le souligne Jacquot : “ l’exigence d’un absolu, l’affirmation d’un espoir insensé ” . Reculer les limites du possible était l’un des objectifs du spectacle dans sa dimension utopique et le caractère libertaire de 68 allait actualiser cette question essentielle qu’il posait : quelles sont les limites du changement, quelle est la part du subjectif et de l’objectif dans les transformations sociales ? La compagnie va tenter de résorber cette distance entre rêve et réalité, possible et impossible en intégrant à la conception du Paradis, l’acceptation du monde tel qu’il est.
On assiste, dans PN , à une sorte de suicide de la partie théâtrale du spectacle. La menace, c’est la disparition de tout jeu théâtral (entre personnage et comédien et entre spectateur et acteurs) sur scène et dans la salle qui revient à l’annulation du théâtre : “ l’acteur collectif est tout le monde ou n’est plus personne. C’est à la fois le triomphe et la perte du comédien. ”
Le groupe veut, non pas donner une image du monde paradisiaque, mais concentrer ses pouvoirs, résumer son expérience pratique et idéologique pour déclencher un processus, dans le temps de la représentation, qui est l’ici et maintenant, et se donne au présent. Ce voyage est pour le spectateur comme pour la compagnie, une plongée dans l’inconnu. PN est conçu comme un miracle, susceptible de créer une implosion. La compagnie veut réaliser un spectacle dans lequel tout jugement sera absent, et qui sera thérapeutique pour les acteurs et pour les spectateurs.
L’acte artistique est la création de la vie. Le comédien devient passeur de la force de changement. Acteur et spectateurs deviennent créateurs, grâce à l’annulation de l’expression de l’autorité dans le spectacle (autorité du metteur en scène sur les comédiens, autorité du spectacle sur le spectateur, discours clos). Le spectateur devient lui aussi force de changement en s’émancipant de sa passivité habituelle. C’est aussi parce que le processus de changement fonctionne dans les deux sens (nous voulons, en changeant le monde, nous changer nous même dit l’un des poèmes de Beck) que la disparition menace le spectacle. Chacune des deux parties compte sur l’autre pour être transformée, et le groupe lui-même cherche à travers le spectacle à donner une forme à la communauté. La condition de PN est l’unification. Si celle-ci n’a pas lieu, le spectacle non plus. Le spectacle était en fait une sorte de squelette, qui prenait la forme que lui donnaient les spectateurs et le contexte (temps et lieu) du lieu de représentation. La représentation est ce qu’en font les spectateurs. Elle est révélatrice du degré de liberté jusqu’ou les spectateurs sont prêts à aller. C’est en ce sens que sans la participation escomptée, elle est une coquille vide. Le spectacle consiste aussi à refuser et repousser les limites de la société.
PN n’était pas un spectacle de plus, et d’une certaine manière il ne pouvait être que le dernier. PN devait être le début de quelque chose, il en était en fait l’aboutissement : “ On aurait pu croire que Paradise Now marquait la naissance d’un théâtre sauvage et libre. C’en était l’apogée et la fin ”.

5.6. L’influence de la mystique juive dans PN
“ Avoir le sens de l’unité profonde des choses, c’est avoir le sens de l’anarchie, -et de l’effort à faire pour réduire les choses en les ramenant à l’unité. Qui a le sens de l’unité a le sens de la multiciplicité des choses, de cette poussière d’aspects par lesquels il faut passer pour les réduire ou les détruire. ” Héliogabale.

Si l’on opère qu’une lecture politique de PN, le spectacle semble n’être qu’une succession de slogans creux, ou naïfs. Pourtant, la lecture mystique ou religieuse est bien plus à même de nous faire comprendre le sens que prend par exemple l’énonciation et la répétition des mots, et plus généralement, la symbolique du spectacle lui-même.
L’influence de la Kabbale (Hassidisme) et du Tantrisme sont les plus visibles, mais les religions orientales sont aussi sollicitées. La compagnie partage certaines vues du bouddhisme comme la croyance en un salut possible pour tous, et la conviction que la délivrance doit avoir lieu ici-bas où un nouvel Eden, un nouvel Adam doivent être instauré. La valeur de l’érotisme, très présente dans le spectacle, est d’ailleurs reconnue comme acte de libération de l’individu, d’union avec les forces cosmiques et le principe divin dans ces diverses religions. Les influences religieuses et mystiques dans PN sont si nombreuses qu’on peut considérer, comme dans Frankenstein, qu’un grand syncrétisme sous-tend tout le spectacle. Il est repérable dans la vision 2, par exemple, qui mêle science, force magique et politique dans l’image du voyage d’exploration et celle de l’épreuve surmontée. La signification du symbole du voyage est d’ailleurs multiple et est déclinée dans tout le spectacle. La démarche du Living qui consiste à mêler politique et métaphysique est d’une certaine manière une impasse. En mêlant l’eau à l’huile, le spectacle ne pouvait plus être légitimé aux yeux des militants purs et durs, ni non plus prétendre être d’une réelle efficacité en tant que cérémonie religieuse. Il ne pouvait plus alors que compter sur une action magique. Cette croyance en une efficacité magique du spectacle subit la double influence du bouddhisme tantrique et de la Kabbale. D’où l’importance de la prière, du geste rituel, de l’incantation et de la transe.
La révolution dépend avant tout d’une conversion intérieure du spectateur. Le spectacle fonctionne sur le postulat (religieux) que tous les spectateurs peuvent être convertis quelle que doit leur classe sociale. Au cœur de cette conversion, la transformation des forces négatives et démoniaques en leur contraire. La philosophie du “ toi et du moi ” de Martin Buber est déclinée dans plusieurs scènes. Et le rapport de complémentarité entre le Yin et le Yang dans le Y-king chinois (ou Livre des changements), est aussi connu de la compagnie. Le spectacle met en scène continûment la résolution d’un conflit entre des forces opposées. A un niveau plus large, le spectacle représente la vie et s’oppose à la machine de mort qu’est la société. Cette croyance en un pouvoir régénérateur du spectacle est magique.
Le Hassidisme vise à rendre accessible les principes sacrés de la Kabbale sans initiation préalable (la révolution et accessible à tous). De plus, il proclame l’immanence du pouvoir divin, présent en tout homme et dans tous les éléments physiques du monde. C’est pourquoi dans le Rite 2, les comédiens désignent et touchent des parties physiques des spectateurs en les nommant ainsi : “ Yeux saints, nez saints, bouche sainte… ” La sainteté, la grâce, le paradis résident en chaque homme. Le présupposé de PN est que la vie intérieure immédiate des spectateurs contient l’espoir d’une humanité future améliorée, autrement dit, “ ce que nous voulons découvrir est déjà en nous ”. La transformation de l’extérieur (le monde, l’Histoire) et de l’intérieur (l’Homme) sont fonction l’une de l’autre.
Le Rite 2 nous renseigne aussi sur une autre croyance kabbalistique : nommer revient à rendre sain. Dans la conception kabbalistique, c’est la parole qui crée le monde, ce qui est nommé acquiert l’existence, ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Le davar c’est le “ dire ” et c’est aussi le “ faire ”. En fait la chose n’a d’existence que si elle porte un nom (l’homme est par exemple son nom). Rappelons nous que le titre du spectacle fut arrêté par la compagnie bien avant les répétitions. Les répétitions de slogans peuvent aussi être considérés comme une forme d’incantation.
Pour le kabbaliste, tout discours parlé est sous-tendu par une structure cachée, mais si la vérité n’a qu’à être nommée pour être, “ elle ne peut être contenue dans une explication. Le texte, les discours, les mots disent tout, mais ce qu’ils disent, en dernier ressort, est inaccessible. ”
La Kabbale associe l’étude patiente et rationnelle à l’attente d’une révélation fulgurante. Comme le fait PN, ses exercices ont pour but d’établir des connexions entre la raison et l’intuition. La démarche kabbalistique est comme le spectacle, à la fois intellectuelle et spirituelle.
Le kabbaliste établit un rapport direct entre lui et les choses, et ce rapport engage et conditionne toute son action future d’homme. Il croit faire la vérité, participer au devenir et pénétrer ce qui se cache derrière les apparences. Pour lui tout peut être découvert par l’homme, car tout, du plus bas jusqu’au plus haut, est relié. Il y a un rapport entre le microcosme humain et le cosmos et le principe divin. Rappelons que le spectacle se dit être un voyage de la pluralité à l’unité, et inversement. L’analogie parcourt tout le spectacle, qui témoigne de la croyance en une impulsion unique, présente à tous les niveaux.
La Kabbale est aussi une “ doctrine d’échange, dans laquelle l’homme est réceptacle en même temps qu’émetteur ”. Plus le kabbaliste reçoit, plus il répond à sa raison d’être. Le Hassidisme propose une rédemption par et à travers le monde. C’est la conception originale de la pratique selon la Kabbale : le fidèle participe au salut collectif.
La révolution a lieu pour le Living à plusieurs niveaux (individuel et collectif), elle concerne l’individu et le monde qui sont considérés comme étant à l’image l’un de l’autre (l’analogie est à la fois présente dans la conception du théâtre alchimique d’Artaud, et dans la kabbale). Le principe d’autorité, par exemple existe dans les deux niveaux (famille et Etat). Pour la compagnie, le monde vivant est comme un immense corps. “ Trois billions de personnes composent ce corps. Et chaque organe de ce corps a une fonction. Des peuples et des groupes différents remplissent telle ou telle fonction ” : et ce corps est malade. On le voit, la conception de l’Homme selon la Kabbale et PN sont identiques : il est un microcosme, et il continue la création, qui est perpétuelle.
Il n’y a pas d’identification du spectateur à l’acteur mais un rapport d’analogie profonde. La fonction de l’acteur est héroïque en ce sens pour Beck. Tel le chaman, il entreprend un voyage très dangereux, risque son corps, son esprit et sa vie, et revient porteur d’une expérience qu’il représente au spectateur. Dans PN, le spectateur va aussi faire partie du voyage. C’est la liberté de l’acteur sur scène qui a valeur d’exemple.

Dans la grammaire de l’Hébreu, comme dans le spectacle, l’idée de temps ne se traduit pas par une opposition passé/présent/futur, mais en terme d’aspect : achevé/inachevé, parfait/imparfait.

On reconnaîtra aussi dans les paliers du spectacle, les neufs zéphiroth de la Kabbale, qui sont les échelles, les paliers qui mènent au dernier, le Tout, ou l’Infini. Ils sont tous les dix des aspects de l’Un. On les retrouve dans la figure, anthropomorphique d’Adam Kadmon, utilisée dans PN. Le diagramme des zéphiroth correspond aussi aux 10 couleurs utilisées dans le spectacle (qui progressent du blanc au noir). Dans le spectacle, les échelons forment le chemin qui mène à la non-violence, et à la révolution permanente. L’espoir de tout kabbaliste est l’unification du Nom (brisé, de Yahweh) qui correspond à une restauration de l’unité. L’unification de l’individu (tête et corps) est le but. Le spectacle tient pour acquis un réseau de liens (énergiques, chimiques) entre les spectateurs. L’énergie et la matière sont considérées comme indissociable par le spectacle et la tradition de la Kabbale.

La Kabbale hébraïque s’intéresse spécialement aux causes premières de la création, ainsi qu’à l’énonciation et la connaissance des noms sacrés.
Le kabbaliste reconnaît sept manières de lire la Torah, sept voies. Les quatre premières voies, destinées à tous, sont nommées Pschatt (lecture simple, littérale), Remez (lecture allégorique), Drach (la voie, chercher des réponses dans le contexte du texte), et Sod (le mystère, l’essentiel : interprétation des symboles). Les initiales, PRDS, de ces mots forme le mot Pardès, qui signifie Paradis. Comme le dit une histoire hassidique, le Paradis est l’état vécu ici et maintenant par celui qui sait lire. De même, le spectacle se donne parfois comme une série de signes à décrypter, et il sous entend que le Paradis n’est accessible qu’à celui qui est disposé à y croire.
Deuxième partie

Public paradisiaque et non paradisiaque


1.1. Le théâtre critique : Mysteries, Frankenstein, Antigone, et le public mauvais
La colère contre l’injustice, elle aussi
Rend rauque la voix. Ah, nous,
Qui voulions préparer le terrain pour un monde amical.
N’avons pas pu, nous, être amicaux. B.Brecht, A ceux qui naîtront après nous.

The Brig, Frankenstein et Antigone représentent le refus de la société prison qui est assimilée à la mort, au cloisonnement, à l'absence de créativité, d'unité et de communion. Ces spectacles présupposent que la vie est un enfer et provoquent la culpabilité des spectateurs. La violence qui leur est infligée doit engendrer la purgation. Il s'agit de montrer la souffrance que l'homme provoque chez l'homme et de démonter son mécanisme, pour le rendre intolérable. C’est la définition du ‘théâtre de la cruauté’ selon Beck et Malina :

Il nous semble qu'il faut ébranler les gens, les toucher au cœur et dans leur sang. Nous croyons ceci, si le public sent quelque chose avec force, grâce au théâtre, il en gardera le souvenir dans sa vie, cela influencera son comportement .

C’est aussi la théorie de la tache noire développée par Beck : lorsqu’une petite chose, un message simple émanant du spectacle, pénètre le cerveau du spectateur, il y fait une petite tache. Mais lorsqu’une chose incompréhensible, un message plus global du spectacle se loge dans la pensée, alors la tache noire envahit tout le cerveau, et le spectateur est forcé d’essayer de comprendre ce qu’il a refoulé, pour rétablir la clarté de sa pensée. La tache noire est comme un rêve qui vous gêne pendant des années. Le spectateur repart avec ce dérangement que le spectacle a provoqué en lui, et qui peut gouverner même ses actions les plus quotidiennes. Beck pense que cette action des images inquiétantes se perpétue au-delà du théâtre.
The Brig, The Connection sont des spectacles qu’on pourrait qualifier d’ “ agression culturelle ” alors que Frankenstein est plus un spectacle de désespoir, apocalyptique.
La croyance qui sous-tend pourtant ces trois spectacles est la même : en soignant le mal par le mal, la violence se transformera en son contraire, dans un mouvement dans lequel la catharsis entraînera l’identification, qui deviendra compassion, répulsion, puis réprobation, enfin : révolution. Ce sont les étapes de la thérapie. Soigner le mal par le mal, c’est par exemple, quand dans The Brig, les comédiens agissent comme s’ils s’inoculaient une dose non mortelle d’un virus (ici l’autoritarisme et le contrôle) pour le combattre. Il faut atteindre l’âme des spectateurs par la peau, le corps. Le mal, s’il est vécu, en plus d’être représenté, se transformera en bien.
Dans Antigone, la violence et l’hostilité sont différemment utilisées : elles deviennent un moyen pour installer un rapport qui est en même temps théâtralisé. Les spectateurs sentent l’hostilité des comédiens qui provoque, en retour, la leur. “ C’est l’hostilité d’un individu, d’un pays, d’une race. Nous sommes l’ennemi du spectateur. ” La théâtralisation du rapport acteur-spectateur permet donc au spectateur d’Antigone d’acquérir une distance critique qu’il ne possédait pas dans The Brig.
Ces spectacles qui font éprouver au spectateur la violence, veulent provoquer un changement du monde, ultérieur à la représentation. Mais aucuns d’eux ne laisse entrevoir de solutions positives. D’ailleurs le spectateur y est considéré comme coupable, et cette condamnation absolue et définitive ne lui laisse pas beaucoup de place pour imaginer autre chose. Il est bien considéré comme l’ennemi de la compagnie, ainsi que le confirment ces paroles de Beck :
L'ennui, c'est que jusqu'ici la relation que j'entretiens avec le public est loin d'être idéale : je ne l'aime pas, je ne le respecte pas, je ne veux pas me lier d'amitié ni manger avec lui.

Le spectateur, cette ‘bête sauvage’ selon Beck, ne sera pas un spectateur paradisiaque tant que le renversement n'aura pas eu lieu. Un spectateur a dit un jour à un comédien du Living, après une représentation de Mysteries : “ Je sens que je suis un monstre. ”, et c’est bien le problème. Le spectateur à qui l'on dit qu'il est un monstre ne risque-t-il pas d'en devenir un réellement ? Rappelons l’événement du Free Theatre à Paris, à la première de Mysteries, lorsque le public s’était conduit comme “ de méchants gamins de huit ans ” . La participation y avait été totale, mais un problème majeur s'était alors posé à la troupe, qui avait dû constater que sans cadres, et trop libre, le public devenait méchant et incontrôlable. Les spectateurs avaient produit des idées, mais pas l'éclatement du “ son créateur ” attendu par la compagnie. Ce public était encore non paradisiaque, et pas encore prêt à accepter le spectacle comme lieu de recueillement et acte initiatique. Les spectateurs s’y sont effectivement comportés comme des infidèles, et non comme des fidèles, mais leur comportement face au spectacle, même négatif, peut néanmoins être qualifié de participatif.
On pourrait dire que l’action sur le spectateur de Frankenstein, The Connection et The Brig, fonctionne de manière négative. Le spectateur y souffre. Dans cette mesure, ses réactions agressives, méchantes et même cruelles peuvent être considérées comme des réactions, cette fois-ci positives, au spectacle dont il rejette la violence. C’est comme si, pour Mysteries, les spectateurs n’étaient pas encore prêts, et qu’il leur fallait faire le voyage apocalyptique de Frankenstein pour pouvoir comprendre Paradise Now.

1.2. Le spectateur au paradis
Tout ce que nous avons présenté jusqu'à ce jour est allé dans le sens d'une négation. Je voudrais que le prochain spectacle soit optimiste.

PN part de l'image désespérée qu'on a pu voir dans The Brig, au début et à la fin de Frankenstein, Mysteries et Antigone, pour faire envisager au spectateur comme possible et urgente la transformation de son être. Le Living ne veut plus provoquer la colère du spectateur, mais la création. Si Mysteries posait la question : comment changer le monde ? PN apporte la réponse : il faut opérer une métamorphose, une transformation. Et si les acteurs du Living se font encore les interprètes de la violence dans PN, c'est pour l'exorciser et opérer un renversement. Une formule de Maurel définit bien la nature de l'entreprise : le Living, dans son spectacle qui est une prière, fait maintenant “ l'accouchement et les obsèques tout à la fois ”. Les discussions lors des répétitions de PN témoignent du paradoxe qui consiste à vouloir donner à voir une société nouvelle tout en la créant dans le même geste : “ Au départ, nous ne savons pas en quoi cette chose, cette relation paradisiaque consiste ; malgré tout nous pensons, en tant que communauté, être capable de la créer ” . Le spectacle illustre l'idéal de non-violence que tente de réaliser la communauté et qu'elle présuppose bon pour tous (en ce sens, il est une morale) mais il veut également le réaliser dans le temps de la représentation. On a vu plus haut que cette contradiction constituait une impasse, mais il faut aussi considérer que le spectacle s’adresse à un spectateur rêvé, abstrait, potentiellement paradisiaque. Le paradis aussi reste à faire, il est un état d'être et n'est pas localisé. Le monde, suivant le même schéma que le spectacle, n'est pas terminé et ne trouvera sa finitude que dans la ré-appropriation des forces par le public. La fin du spectacle est ouverte. PN n'est ni le paradis ou la révolution, mais une structure permettant d'y aboutir.
Le Living n’a pas réellement choisi son public entre 64 et 68, soumis qu’il était à la nécessité de faire manger le groupe, il s’est essentiellement produit dans des salles de théâtre. La compagnie semble être prête à jouer pour tous les publics. Ce que lui reproche par exemple L. Attoun lorsqu’il écrit : “ au théâtre comme ailleurs, on a le public que l'on se donne. Parce que le Living semble accepter le public choisi pour lui et non par lui, il entretient et développe l'équivoque . ” En somme, le public du Living semblait inadapté aux représentations. Mais cela pouvait être le cas dans tous les pays.
Le public paradisiaque que recherchait le Living, pouvait effectivement être tous les publics. Oui, ce public était rêvé, utopique, mais il existait comme potentiel et non comme réalité. On a vu qu’Avignon 68 constituait un parfait terrain paradisiaque et que, pourtant, le spectacle n’avait pas été un miracle de participation. Mais pour Beck et Malina, la transformation d’un seul spectateur justifie à essayer avec tous, et de même, certains des quelques spectateurs ayant participé à Avignon, mais aussi à Genève ou aux Etats-Unis, se sont dits transformés à vie, alors que d’autres restaient ostensiblement hermétiques au spectacle.

1.3. Transformer la frustration du spectateur en or, le projet d'un théâtre alchimique.
L'acteur et le spectateur entretiennent-ils une relation religieuse dans le théâtre
‘paradisiaque’ du Living ? Pas réellement. Mais qu’il y ait sous le spectacle une croyance en pouvoir alchimique du théâtre, c’est une évidence.
Déjà dans Mysteries, l'acteur était le prêtre d'un acte rituel, et usait d'un langage symbolique qui structurait le groupe par des rites de passage. Dans Mysteries, on trouve des éléments qui portent déjà en eux l'efficacité magique des rituels de PN, comme : le voyage, la transe qui définissent la démarche de l'acteur. L'incantation, l'utilisation de l'encens, de la lumière. Le chœur, le cercle, comme image de la nouvelle structure des comédiens. Dans PN, l'acteur, l'initié est dans une quête, et doit être le guide du spectateur, qu'il faut initier. J. Beck ne parle-t-il pas de recherche de salut par le théâtre ? L'action du théâtre est donc mythique, magique, elle arrache le spectateur au temps quotidien pour le faire entrer dans le temps de la représentation, et lui faire éprouver l'illumination, ou la révélation, qui le fera voir au-delà. ‘Voyage ‘, ‘transe’, ‘état d'inspiration vrai’, on le voit, le Living investit la représentation d'une fonction sacrée. PN s'apparente à une cérémonie préparatoire.
Le problème est que, comme dans une messe religieuse, seul l'adepte est en mesure de participer. La thèse de Borie est sur ce point convaincante : PN est un échec dans la mesure où le spectacle résulte d'un “ contresens fondamental portant sur la notion de mythe vécu ”. En effet, le spectacle, dans sa tentative pour créer une mythologie, se fait par des emprunts à un ailleurs de l'espace-temps où se trouvent les spectateurs :

Pendant le temps de la représentation, il sera donc nécessaire de faire connaître au spectateur cette mythologie et en même temps de supposer qu'elle est déjà et immédiatement opératoire, au même titre qu'une authentique mythologie, vécue, inscrite dans une tradition véhiculée par des symboles efficaces et collectivement lisibles.

Le paradoxe que pointe M. Borie est central : quiconque veut poser le problème de la structure de la représentation théâtrale, en termes de structure ‘traditionnelle’ doit résoudre le problème d'un appui indispensable sur un vécu collectif. Ce vécu collectif, quel était-il ? Existait-il seulement ? Les références religieuses, politiques des membres du Living n’étaient pas, on l’a vu, celles des spectateurs. Le Living d’adressait à la fois, de manière abstraite, à tous les hommes, mais concrètement à aucun en particulier.
Pour Marcel Mauss aussi, ce qui seul peut fonder l'efficacité de l'acte magique, et rendre possible une synthèse collective, c'est la croyance collective et l'attente du groupe. Sans ce besoin social et cette croyance collective, le projet d’efficacité magique du spectacle était un “ non-sens. ” En 68, le besoin social était présent, on le sait, mais le public ne pouvait reconnaître sérieusement à l'acteur le statut de chaman ou de magicien.
PN compte bien sur une efficacité magique : dans Frankenstein, la tentative de renversement échouait, car la magie était simulée, mais dans PN, “ l'espace-temps de la représentation se constitue pleinement en milieu magique ” car les signes du spectacle (mots, gestes, figures, images scéniques) deviennent la réalité même qu'ils évoquent et qu’ils symbolisent. Ils la produisent, ils la créent. Est donc magique l'espace-temps dans lequel tout acte manuel ou oral est créateur de la réalité qu'il évoque. Dans PN, comme dans les rites magiques, les gestes et le langage verbal s'équivalent. Ainsi, épeler les mots avec le corps ou les chanter revient au même (Cf. supra L’influence de la mystique).

La transformation du spectateur et du monde fonctionne aussi sur un principe ‘alchimique’ qui est celui de la force de l'exemple. Il n'y a pas de différence pour les acteurs du Living entre leur création théâtrale et leur vie quotidienne. D'une certaine manière, le spectacle consiste dans l'exposition du fait social que représente le Living, de ses causes, et aussi dans une provocation directe à la réaction pour ou contre le fait en question. L’action du Living, pour B. Dort, est une auto-révolution groupusculaire qui porte en elle la menace de réduire le théâtre à la révolution et la révolution au théâtre.
Les comédiens et la communauté constituent un exemple pour le public, puis, quand le spectateur intègre la représentation, il devient lui-même une force de changement capable d'accomplir la révolution collective et c'est alors le spectacle qui devient à son tour exemplaire, mais cette fois pour la société : La Révolution est alors à même de créer une situation qui, par la force de son exemple, convaincra le reste des gens. Le monde est, pour le Living, identique à la représentation, il est pris dans un processus créateur perpétuel. Le Living aspire à la révolution permanente et croit finalement à une contamination magique possible, de l'expérience des comédiens et de la représentation aux spectateurs, puis des spectateurs à la vie.

Dehors et dedans


2.1. Barrières physiques et barrières mentales

“ Il faut que nous abolissions les barrières, que nous ouvrions les frontières. Nous avons besoin des idées de tous et de toutes. Il ne faut pas que nous nous retenions, que nous nous enfermions .”

Les barrières de l’aliénation, dans le travail du Living, sont assimilées aux frontières, aux lignes qui séparent (The Brig) , mais aussi à la barrière symbolique et effective entre acteur et spectateur. En finir avec cette séparation essentielle au théâtre, semble être le but déclaré de Paradise Now. Quand Beck écrit ou dit sur le plateau : “ Ouvrez les cellules ”, ou “ Abattez les murs ”, ces buts s'appliquent autant à la vie qu'au théâtre. Le sens de l’ouverture, c’est la liberté, l’unité retrouvée, la vie. Le sens de la fermeture (des têtes comme des théâtres), c’est la mort, la division, la répression. La frontière scène-salle est en principe infranchissable , mais comme le dit Dort, “ Toute frontière appelle le franchissement ”. Dès The Brig et The Connection, la question de la frontière est centrale, mais elle est encore inscrite dans l’espace scénique. La compagnie dans Frankenstein et PN s’en prendra à celle qui sépare la scène de la salle. Dans Frankenstein, les comédiens se cachent comme s’ils refusaient d’aller jouer. Mais la ligne est rétablie, on les force manu militari à regagner la salle. Cette ligne est maudite, c’est elle qui empêche la libération. Dans PN, elle sera supprimée et le dernier franchissement de la ligne sera celui de la porte du théâtre. Ce n’est pas par hasard que
Christian Maurel intitule son article : “ Les portes d’Avignon ”. Pour lui, il ne s’agit pas seulement des portes de bois ou de fer, mais de celles de la communication entre les hommes. Le festival 68 fut effectivement une lutte obstinée pour ouvrir ou fermer les portes des théâtres, cadenasser ou libérer la culture. A tel point que Vilar lui-même s’est retrouvé simple employé du contrôle - aux deux sens du terme.

2. 2. Les spectateurs sur scène
On l’a vu dans PN , une fois les spectateurs sur scène, ils restaient pétrifiés. Le passage de la frontière, en Europe, resta jubilatoire et sans suite. On dirait même que c’est justement ce franchissement qui immobilisait les spectateurs une fois sur le plateau. D’une certaine manière, ceux qui continuaient à hurler, huer, interpeller les comédiens de la salle étaient quasiment plus actifs. Il y avait souvent dans PN, deux groupes distincts de spectateurs. Ceux qui se levaient pour monter sur le plateau, les plus jeunes, 35 ans tout au plus si l’on s’en tient aux photos. Et ceux qui restaient assis le faisaient pour plusieurs raisons. Certains par inhibition, timidité. Pour d’autres, il était impensable de se ‘donner en spectacle’. Pour d’autres encore (et ces catégories se recoupent), rester à sa place c’était garder une visibilité et aussi un sens critique.
Les rapports qu’entretiennent ces deux groupes sont parfois grotesques : les ‘jeunes’ insultant les ‘vieux’… Si il y a bien un conflit de génération, - certains veulent voir au théâtre, d’autres veulent y agir -, il n’existe qu’en apparence, car l’apathie des jeunes reflétait tout à fait le refus des plus vieux de monter sur le plateau, basé sur l’évidence qu’un spectateur n’a rien à faire sur scène, (d’où les bras ballants). D’autre part, la conviction des ‘assis’ selon laquelle ils gardaient ainsi leur esprit critique était plus que justifiée dans un spectacle comme PN, où l’existence de la distance critique était niée.
Généralement, le public américain montait facilement sur le plateau, pour le meilleur et pour le pire. Pour le public français, cela restait un tabou. Le public des enragés qui assistèrent aux générales de PN était pour Malina un public pouvant jouer PN comme nul autre, mais il faut dire que les enragés s’attendaient à franchir la séparation scène salle dès le début. Ce qui est terrifiant, c’est que pour les publics des Etats-unis comme pour ceux de 69-70 en Europe, la compagnie va être réduite à ce seul élément : le franchissement de la rampe, qui va la symboliser dans l’inconscient collectif. Les spectateurs se précipitent sur le plateau dans des spectacles où cela n’est pas prévu. En fait, dépasser cette ligne signifie maintenant pour eux la liberté totale de faire… n’importe quoi.

Voyons quelles sont les possibilités données au spectateur de circuler dans la représentation. Dans certaines (Berlin et d’autres aux Etats-unis), il était possible de changer de place plusieurs fois pendant le spectacle, ce qui était en fait l’idéal, mais dans la majorité des cas, l’agencement des théâtres ne le permettait pas. Des problèmes pratiques se posaient : le spectateur ne peut pas toujours se lever facilement. Le prix des places joue beaucoup : si un spectateur se paie une bonne place, ou qu’elle est numérotée, il hésitera à se lever. Il y a aussi le problème de l'inconfort : que gagne-t-on à rester debout si l'on n'est pas actif physiquement ? Rien. Qu'est ce qu'on y perd ? Le confort, la distance, le repos et sa place. Enfin, il y a la difficulté de passer d'un mode intellectuel à un mode physique. Le fait que certains montent sur le plateau et d’autres pas, entraîna un problème de visibilité du spectacle. On peut se fier à l’œil de Vilar :
Plus de soixante-dix contestataires étaient sur le plateau. Ont-ils donné un sens nouveau, révolutionnaire au spectacle ? Moi je n'ai vu qu'une chose : 70 corps humains (ou 80 ou 100) placés devant la rampe, couvrant et cassant littéralement le spectacle, l'interprétation que donnaient les interprètes de la troupe.

Mais Vilar n’est pas le seul à témoigner de ce type de dérangement :
Le défaut du spectacle tient au fait que le passage du dialogue au jeu lui-même est sans cesse gêné par la présence d'un troupeau amorphe de spectateurs sur scène.

2. 3. Espace ouvert ou fermé
Les spectacles du Living ne fonctionnent pas tous uniquement dans le cadre de la frontalité. Mais à part PN, aucun d’eux n’exclut la vision frontale du spectacle. Au contraire ils l’intègrent : le frontal est toujours la base, puis, le spectacle s’étend, envahissant des espaces qui ne sont pas les siens (foyer, salle, rue…) Ainsi la place du spectateur dans le dispositif scénique, même si elle varie, et on a vu à quel point elle diffère dans Antigone de ce qu’elle est dans Mysteries par exemple, n’est donc pas restreinte mais étendue.
Subjectivement, Mysteries est ouvert sur le public, de même que Les Bonnes, qui est fermé en apparence, inclut en fait le public dans la pièce. Frankenstein comme Antigone intègrent le spectateur dans la représentation, mais sans pour autant leur ouvrir l’espace. Concrètement, les quatre spectacle excluent la présence du spectateur sur scène.
Si le contact entre spectateur et acteur est frontal dans la majorité des spectacles du Living, la frontalité n'est pas une barrière pour autant, car le quatrième mur est inexistant et le vis-à-vis fonctionne plutôt comme une provocation à l'action. Les rideaux de scène sont d’ailleurs rarement utilisés. Le frontal signifie l'ouverture de la scène sur le spectateur et non son exclusion.
Les espaces des représentations qui furent ceux du Living pour la période 64-68 furent très variés, ils jouèrent dans des endroits inimaginables : des gares, des halls, un bateau, des parvis, des universités, des théâtres prestigieux, d’autres tout petits. La configuration et la nature de ces lieux divers définissaient aussi, complètement, la relation du spectateur au spectacle. Y a-t-il, comme le dit G. Lista “ dans la démarche du Living Théâtre une parfaite indifférence à l’égard de la scénographie autant que du lieu ” ? Sa théorie est que comme “ le théâtre se situe au niveau du corps agissant en fonction du spectateur, il n’a, par conséquent, besoin d’aucune scénographie ni d’un espace particulier ”. Le corps humain est revendiqué comme le lieu authentique de l’expression. C’est vrai. Mais il ne s’agit pas, en fait, d’indifférence, bien plutôt d’un désir de jouer partout où cela serait possible, et pour tous les publics. Le Living aspire à sortir des salles dès le départ des Etats-Unis, mais seulement dans la théorie. La compagnie s’adaptait du mieux qu’elle le pouvait, mais les spectacles, et même si trois d’entre eux faisaient du corps le moyen de la scénographie , n’étaient pas conçus pour s’adapter à tous les lieux. Il y eut quelques rencontres miraculeuses entre spectacle et espace de représentation (Frankenstein au Cap Cornouailles à Cassis est l’une d’elles), mais elles restèrent occasionnelles. Le plus souvent, Le spectateur en souffrait autant que la compagnie. Les scénographies des spectacles étudiés, sont à l’image de la contradiction du Living et de sa situation mi-figue mi-raisin : la scène à l’italienne reste la référence, contre la volonté du Living, qui intègre dans ses spectacles son désir de repousser les murs et d’en finir avec la passivité qu’implique une telle architecture. Cette architecture, la compagnie ne l’a jamais vraiment quittée, en Europe. Elle s’en est enfin séparée au Brésil en 70, mais y reviendra par la suite. Elle n’a pourtant jamais cessé de la dénoncer :
Le Living theatre accepte des engagements dans les Maisons de la Culture, dans les théâtres bourgeois, etc. Il nous faut aller dans la rue ! Il nous faut détruire cette architecture qui sépare les hommes. Il nous faut aller vers l'homme dans la rue pour lui faire connaître ses possibilités.

2.4. Le paradoxe de la représentation payante et du théâtre fermé
“ Doit-on admettre dans l'enceinte sacrée le cochon de payant ? ” se demande P. Roumel, dans un article consacré à ce paradoxe supplémentaire : le spectateur payant. Là encore, c’est encore la duplicité de la compagnie qui entretient le malentendu à propos de cette impossible représentation gratuite : dans un monde non paradisiaque, le nôtre, l’argent fait loi, et c’est pourquoi il est impossible pour le Living de jouer gratuitement. Mais pour eux la représentation idéale est bien évidemment gratuite.
Les spectateurs qui scandaient : “ Je ne peux pas entrer sans billet ! ” à l'extérieur du cloître des Carmes, exprimaient le même malentendu et ne comprenaient pas pourquoi la compagnie ne pouvait pas jouer gratuitement à Avignon. En fait, les comédiens ne pouvaient se permettre qu’une représentation gratuite de temps en temps. La gratuité de l’entrée pour les spectateurs ne signifiait d’ailleurs pas forcément l’absence de rémunération.
La gratuité est conforme au désir d’universalisme de la compagnie : elle établit l’égalité.
L'émancipation mentale et physique du spectateur va de pair avec l'émancipation de la structure du théâtre lui-même et c’est que représente le fantasme de la rue et de la gratuité. Si la fusion avait réellement lieu entre le dedans et le dehors, alors le spectacle serait réussi, l’argent aboli, l'union du théâtre et de la vie pourrait avoir lieu.
A Avignon, le Living n'a pu jouer gratuitement ni Mysteries, ni PN pour trois
raisons officielles :
1)La concurrence faite alors aux représentations payantes du Festival. 2)La nécessité de ne pas imposer un spectacle à des gens qui ne peuvent ou ne veulent pas le voir. 3)L'absence d'une telle éventualité dans les clauses du contrat, déjà signé par le Living.
De plus, la municipalité somme le Living de retirer PN pour troubles à l’ordre public.
D’un certain point de vue, le spectacle se terminait par l’accueil que lui réservait le monde réel, qui en était le fin mot. Une fois les limites du théâtre franchies, comme ce fut le cas à Avignon et aux Etats-unis, la révolution en marche se heurtait au mur de l'ordre public. PN se retrouvera souvent, en Europe comme aux Etats-unis, face à la répression physique de l'Etat, à la sortie du spectacle. Et puis, plus généralement, le sort que réservaient les autorités au Living après les représentations était représentatif du degré de tolérance de l’Etat ou du pays concerné. La fin de PN à Avignon, c’est la reconduite aux portes de la ville. La fin de Frankenstein en Italie ? C’est la reconduite à la frontière.

Le Living, un théâtre de participation ?

“ Paradise Now était probablement le spectacle le plus avancé de notre recherche. La participation des spectateurs était totale (…) nous avons fait l'amour avec des spectateurs, nous avons brûlé de l'argent, nous avons fait toutes sortes de choses absolument interdites. C'était le but avoué, rompre avec toutes les interdictions . ”

3.1. Définition de la participation
Il faut d’abord définir ce qu'est la participation en 1968 et ce qu’elle signifie. Elle a un sens politique et un autre, théâtral. Voici quelques-uns de ses sens et de ses degrés. La participation peut être :
- Une identification psychologique du spectateur avec les personnages.
- Un accord spirituel avec les idées et les sentiments exprimés sur scène.
- Un oubli de soi, une abolition de la séparation réel/imaginaire, une dépersonnalisation.
- Une transformation de la primauté de la scène sur la salle en jeu, (la relation n'est plus unilatérale).
- Une participation active des spectateurs au déroulement de la pièce.
- La participation théâtrale est autant mentale que physique. Celui qui bouge n’est pas forcément plus actif que celui qui reste assis mais est actif dans sa tête.
- Au sens politique, la participation équivaut 1) à la démocratie 2) l’intervention de tous, à tous les niveaux de l’entreprise.

3.2. Bilan de la participation dans les spectacles étudiés
Les moyens pour atteindre le spectateur sont, on l’a vérifié, très divers : il y a le déploiement des acteurs dans la salle, le contact entre l’acteur et le spectateur, l’incantation, la stimulation des sens par divers moyens, l’utilisation d’un nouveau langage… Dans Paradise Now, chaque action doit avoir une efficacité sur le plan mental et sur le plan physique.
Nous essayons d'atteindre le spectateur par l'usage de nombreuses inventions, de nombreux moyens, les uns métaphysiques, pénétration de l'épiderme, emploi d'une symbolique dérangeante, provocation de certaines émotions qu'on serait tenté de considérer comme négatives, telles que l'irritation, la contrariété, l'hystérie, la répulsion, l'ennui.

On peut considérer que dans PN, le rapport du comédien au spectateur relève de l’interaction, puisque le comédien utilise et reprend les propositions du spectateur qui a son tour, peut rebondir. La collectivité intègre la salle à la scène, mais elle ne se transforme pas non plus au contact de celle-ci. L’ordre du spectacle reste le même.
Les convictions de la compagnie ne changent pas non plus, par exemple après l’expérience des Etats-Unis en 69, la position sur le pacifisme ne sera pas revue. Une évolution des pièces a néanmoins lieu, par rapport à l'actualité de la ville dans laquelle elles sont jouées. Parfois, par manque de temps, les changements ne purent être effectués. Dans les représentations de PN, aux Etats-Unis, le décalage sera criant. Par exemple, les comédiens donnent le nombre de prisonniers dans une ville dans laquelle il n’y a pas de prison. Les réactions du public sont très brutales dans ce genre de cas.
Le souci d'une prise sur l'actualité caractérise tous les spectacles du Living à partir de The Brig. Dans PN, la référence à l'actualité se fait par rapport à l'actualité immédiate de la ville dans laquelle le spectacle est joué, mais elle se double également d'une référence à l'actualité internationale. De plus, la compagnie devient de plus en plus sensible au climat politique du pays dans lequel elle se produit, et à la nature du public également :
Nous sommes conscients des évènements historiques et des situations politiques. Nous savons quand nous jouons dans une ville communiste ou dans une ville qui vote à droite. Nous savons si nous jouons pour un public d'étudiants révolutionnaires, pour un public de bourgeois, d'abonnés…

Au Brésil, la compagnie travaillera dans une direction encore plus sociale, répétant dans favelas des spectacles conçus pour et par les habitants eux-mêmes. A son retour dans les années 70, le Living créera des spectacle dans les hôpitaux, les prisons…

Toute la question est la : la relation était-elle réciproque ou unilatérale ? Le rapport du spectateur et de l'acteur était-il réciproquement pénétrant ? Le spectacle se voulait le résultat de la collaboration des deux parties confrontées. L'improvisation comme mode de participation au spectacle est d’une certaine manière un faux-semblant. On l’a vu, toute action du spectateur, ne peut être que cadrée, limitée. Il faut que le rapport reste maîtrisable. Le spectateur ne peut imposer de modifications au spectacle que dans une certaine mesure, en réalité, il ne prend, ni ne rajoute rien au spectacle. Celui qui crée le dispositif en reste toujours le maître.
Le problème, c'est la difficile coexistence entre la structure (ordonnée, harmonieuse, cérémoniale) du spectacle et l'ouverture que peuvent entraîner les improvisations des acteurs et des spectateurs :
Le problème, c'est d'inviter le public à participer tout en le contenant dans certaines limites au-delà desquelles le contrôle du spectacle nous échapper. Il ne faut pas que l'œuvre que nous interprétons perde sa signification .

Cela dit, on est en droit de se poser la question : “ Les spectateurs promus acteurs seront-ils autre chose que de piètres comédiens manipulés par les animateurs du spectacle ? ” En fait l’improvisation du comédien limite le spectateur et, inversement, la marge de manœuvre du comédien est limitée par les spectateurs. Mais il est vrai que d’une certaine manière, le spectateur est bien manipulé. Dans PN, l'action théâtrale a lieu avec la participation du public qui se trouve, à son insu, dans l'action elle même. Le spectateur participant est à la fois volontaire et involontaire. Tout le public participe, pour les comédiens, puisque la moindre réaction fait partie du spectacle. Le spectateur peut occuper s’il le souhaite un rôle dans la fiction, il est invité à jouer un rôle, un personnage (ex. : l'Action de l'échelon 3 : New York City), mais il tient en même temps, à son insu, un rôle dans le spectacle. Enfin, il a aussi la possibilité de monter sur le plateau tout en n’étant pas autre que lui-même.

Dans PN, la modification de la relation traditionnelle scène/salle doit entraîner la libération psychique du spectateur. Le spectacle invite le spectateur à voir au-delà, à rentrer dans l'espace-temps de la représentation qui est sacré. Le voyage théâtral consiste dans une illumination du spectateur qui doit se prolonger dans la révolution sociale. Si le voyage est réussi, le retour au quotidien du spectateur est censé entraîner une transformation du quotidien. C’est l'engagement politique direct de l'acteur, dans Mysteries, Paradise Now qui est la condition de l'engagement du spectateur ou sa ‘participation’. Le comédien doit atteindre “ l'état d'inspiration vrai ”, se rendre libre pour accomplir un voyage avec le public, qui, selon cette conception, n'est plus témoin de la répétition d'un processus, mais partage l'aventure créatrice, assiste à la création elle-même.

Pour Maurel, le spectateur du Living est un palier pour atteindre puis détruire la structure, il est utilisé. Pour G. Kim, qui va plus loin, le public est le pivot de la représentation, qui devient impossible sans lui, et en ce sens, qui le piège :
Constamment sollicité par l'acteur, le public tombe dans le piège que celui-là lui prépare. Le spectateur se transforme en centre de communication au sein d'une communauté humaine à travers le temps et l'espace qu'offre le théâtre .

Spectateurs et acteurs deviennent interdépendants : “ Nous cherchons une façon de faire comprendre au spectateur que nous dépendons de leur participation et qu'ils sont, eux aussi responsables de ce qui est en train d'arriver devant eux et avec eux ” R. C. On verra comment le public devient le pivot de la réunification.

La réalité 


“ La réalité, je ne sais pas ce que c’est. ” J. Beck.

Dans les spectacles du Living, la réalité perd tout son sens, mais en même temps, elle est aussi le critère de toute la création. Elle est l'objet de la réflexion théâtrale en même temps que celui d'un rejet complet. La réalité est présente, mais elle s'absente au fur et à mesure que le spectacle se déroule. Le présent, mis en question au début, doit être détruit et remplacé. La représentation, dans cette mesure, est le lieu où l'on contredit et refuse la société, mais aussi celui ou l'on recherche et l'on invente autre chose.
Le spectateur et l'acteur se reconnaissent à travers le spectacle comme étrangers tous deux à la même réalité. L'aboutissement de spectacle, c'est le “ non ” à la réalité, joué dans Frankenstein puis incarné dans PN.
Si le public refuse déjà le statut aliénant de spectateur passif, alors il a fait le premier pas pour refuser le rôle que lui fait jouer la réalité. Dans PN, la représentation théâtrale est un voyage indépendant de celle-ci, un dépassement. L'expérience que constitue le spectacle pour le public doit relier la réalité à la sur-réalité, le conscient à l'inconscient, l'habituel à l'inhabituel.
Le temps référence du Living est à la fois lointain (l'origine) et futur. Le spectacle montre, représente le présent, l'état actuel (qui est du passé), et le monde futur à réaliser (qui devient présent s'il est réalisé par les spectateurs). Si le monde actuel est encore montré, c'est qu'il est à combattre. La manifestation théâtrale devient un va-et-vient entre la réalité et la non-réalité (le temps perdu) et une tentative pour les faire coexister. Le théâtre est conçu comme une expérience de révolte du spectateur contre le quotidien et contre la réalité. Pour un monde sans division, il faut abolir la division au théâtre. Par le dépassement de la division fondatrice de l'acte théâtral, le Living dirige spectateur et l'acteur vers un monde commun, idéal, où l'aliénation (la division) sera abandonnée. L'enfer du réel se caractérise en effet par la division. Le spectacle devient un lieu suspendu dans le temps et l'espace pour que les deux entités anciennement séparées puissent le partager. Désormais il peut avoir lieu partout où la rencontre sera possible.
La représentation se fait au prix d'un arrachement au temps quotidien. Elle consiste en un dépassement du présent réel et social, et se projette dans un ailleurs culturel. L'acte théâtral y devient régénération puis révolution sociale.

4. Un théâtre d'union ou de division ? 

“ Nous vivons dans une société schizophrénique où tout est cloisonné, à commencer par les individus, avec, à l'intérieur de leur solitude, d'autres cloisonnements. Il faut changer cela, faire communiquer cœur, corps et cerveau, etc… ” J.Beck.

Beck et Malina conçoivent la division dans le même sens qu’Artaud. Cette division est celle qui divise le monde, le théâtre et les hommes en deux camps. Cette rupture, qui caractérise notre civilisation aliénée, c’est aussi celle entre l'art et la vie. Et puis il y a encore la rupture entre le corps et l'esprit. Artaud voit à la base de cette confusion générale, qui est le signe de notre temps, “ une rupture entre les choses, et les paroles, les idées, les signes qui en sont la représentation ”

4.1. Le problème de la communication dialoguée
Comment pousser l'acteur et le public à l'action commune ? Par l'emploi d'un langage théâtral spécifique. Le langage de la réalité est aussi un facteur de division. Contre la fausse vérité de la vie aliénée et sa langue mensongère, l'acteur passe du 'dire' au 'faire', et le public du 'regarder' au 'faire'. D'habitude, le comédien parle et le spectateur répond en pensées. Dans un spectacle comme PN, la langue parlée n'est plus la première référence de la communication, elle perd sa prédominance. Pour engendrer une perception nouvelle, pour convertir le public à une nouvelle société, la compagnie veut employer un langage plus immédiat que le langage verbal : symboles, paraboles et gestes. Ce langage doit, selon Beck et Malina, traduire l'ordre de l'illumination par des symboles et aussi par des actes. Pour Borie, le Living utilise ce langage dans le but de structurer les spectateurs, d’en faire des initiés, en leur proposant l’expression symbolique d'une nouvelle forme de communauté et de communication. C’est parce que l’unanimité spirituelle et intellectuelle n’existe plus, que ressurgit la nécessité d’employer le langage unanime des corps.

4.2. Les corps réunifiés
Le Living crée une situation immédiate entre l'acteur et le spectateur, et veut instaurer un nouvel espace-temps de la représentation, qui soit un espace commun de communication. Dans cet espace, la division acteur spectateur, et celle de ‘moi et toi’, sera dépassée. Le spectacle doit être capable ‘de tout inclure et de ne pas exclure’. Il va organiser la rencontre des esprits, puis celle des corps, en fonction d'une conception d'un monde unique, où ces deux dimensions de l’homme seront réunies, réconciliées. Il y a action des corps des comédiens sur les corps des spectateurs. Le public est considéré comme dé-corporalisé à la base, et la représentation se donne pour but de lui rendre son corps. Le corps de l’acteur devient l’instrument essentiel pour aboutir à la fusion, le facteur de communication. C'est finalement par le dépassement de la compréhension cérébrale et intellectuelle du spectacle que le spectateur sort de son rôle. Il n'en est plus un quand il a quitté l'espace de ceux qui ‘voient’, pour intégrer celui de ceux qui ‘sont’ : il devient autre. On voit comment le corps du spectateur est aussi le lieu de la transformation, à travers l’abandon de son rôle premier et son émancipation physique. La révolution se fait d'abord par le corps. La communication est avant tout physique : le corps humain est le dénominateur commun que partagent acteurs et spectateurs, il est le médium de la communication théâtrale, à la fois le lieu et l’instrument de la récupération des forces créatrices et unificatrices. Le corps de l'acteur est le lieu sacré, de la reconquête de l'unité. L'homme, on l’a vu, est pour la compagnie comme un microcosme : le corps de l'acteur devient porteur de l'image de l'univers et de la possibilité d'incarner à travers la reconquête de sa propre unité, sa propre réalité, celle du monde recréé. “ Que pouvons-nous faire sur scène qui leur dise : tout est contenu en vous et vous êtes contenu dans tout ? ” J.Beck
Dans Mysteries, on nous montrait presque l’asservissement du comédien aux techniques de la scène, mais avec PN, “ l’acteur passe à l’exemplarité utopique : il devient l’ébauche, la préfiguration de l’homme nouveau. Il ne représente plus, il annonce. ”
C’est à travers le corps à corps du comédien et du spectateur que l' “ illumination ” peut être atteinte, l'union, la révolution, se font comme on l’a vu, par les corps. D’où cette homogénéisation de l'espace, de l'action commune des acteurs et du public, par l'abolition de la distance spatiale et temporelle entre le spectateur et l'acteur. Faut il croire comme l’explique Brook que ni pour le comédien, ni pour le public, il n’est possible d’envisager le rapport théâtre-société autrement que sous la forme d’une totale rupture ? En fait le je / tu du comédien et du spectateur est aboli, il n’y a plus que des nous. Comme dans Frankenstein, ou la créature est composée de toute la troupe, les ‘je’ s’agglomèrent en un ‘nous’ qui devient un ‘il’, autre, fascinant, et repoussant. Chez le Living, comme le dit Dort, le ‘nous’ est dévorant. Il annule la différence entre le ‘je’ du comédien et le ‘il’ du personnage. Dans PN, il n’y a plus ni l’un ni l’autre mais un seul ‘nous’. Mais par cette annulation des deux distances habituelles (entre comédien et spectateur et comédien et personnage), le spectacle crée un nouveau ‘il’ : il fait du public et des comédiens réunifiés, un groupe lucide, capable de réfléchir sur ce qu’il est.


Conclusion

On a vu, même si l’on a tenté d’établir des rapprochements, que chacun des spectacles du Living induisait un rapport différent avec le spectateur. Il n’y a pas chez la compagnie de théorie systématique sur la question du public, mais une théorie en développement continu. La compagnie ‘avance’ d’un spectacle à l’autre, refusant de redire ce qui a été dit dans le précédent. Dans cette conception, le public est quasiment considéré comme un accompagnateur de la compagnie. Il est supposé, non pas avoir vu tous les spectacles, mais connaître le point de vue de la compagnie, sur l’enfer par exemple : “ La majorité de notre public connaît notre travail au moins suffisamment pour que nous n’ayons pas à redire chaque fois ce que nous disons dans Frankenstein ” C’est bien là la conception d’un théâtre où les chose sont dites une fois pour toutes, l’idée de spectacles-étapes, et donc d’un public de fidèles. Beck et Malina avaient choisi l’adjectif ‘Living’ pour leur théâtre, car, dès le début, ils envisageaient la compagnie comme une structure-laboratoire, qui permettrait la recherche, et un théâtre en évolution permanente : “ Nous nous sommes appelés Living pour donner à notre travail la possibilité de changer avec la situation historique dans laquelle nous nous trouvons. ” Cette démarche, expérimentale, nécessitait dans les années 50-60, un public très réduit, (prêt à prendre des risques). A New York, au début, le Living est la seule compagnie de théâtre de répertoire, et également la seule compagnie a avoir son style propre. Tout en étant à la fois un théâtre professionnel et expérimental. On venait voir le Living autant que les pièces. Ce public venait voir toutes les productions (c’est la différence entre aller voir une pièce et aller au théâtre) :

En continuant ce chemin inédit et expérimental qu’était leur théâtre, en Europe, le Living :
1) devient, par le franchissement de la barrière de la langue, une véritable compagnie internationale. Avec des spectacles aussi riches qu’Antigone ou Frankenstein, la compagnie peut effectivement prétendre avoir une large portée sur le public. C’est même la diversité des formes, des techniques, et des contenus, qui font que chaque spectateur européen y retrouvera quelque chose. Les deux spectacles cités, représentent un tel mélange des genres, qu’ils ne s’adressent pas plus à un public qu’à un autre.
2) a l’occasion de jouer pour tous les types de publics, dans des salles très variées.
3) se trouve aussi très souvent, décalé d’avec de ce public. Mais la difficulté est que ce décalage est parfois souhaité, inclus dans la représentation.
Comme le souligne Attoun, lorsque l’on joue un spectacle, on doit savoir pour quel public on le joue. En croyant jouer pour tous les publics, le Living refusait d’admettre les différences qui séparaient un public à de l’autre. Les maigres transformations de la pièce ne pouvaient combler le fossé qui séparait par exemple le public américain de celui, français, en 68.
En donnant bonne conscience à un public-voyeur qui l’accapare, le revendique et le récupère, le Living théatre se laisse peu à peu annihiler (…) Au théâtre comme ailleurs on a le public que l’on se donne. Parce que le Living Theatre semble accepter le public choisi pour lui et non par lui, il entretient et développe l’équivoque.

Le Living est convaincu qu’un terrain commun existe entre tous les hommes, ce qui est vrai d’une certaine manière : mais ce niveau d’entente possible, c’est le corps, moins la parole, moins les caractéristiques sociales, c’est-à-dire le degré zéro de l’homme. D’une certaine manière, le Living s’adresse bien à cet homme primitif, d’avant la chute et d’avant la civilisation. Ce désir d’universalisme explique son désir de passer outre les histoires et les particularités des différents pays.
En réalité, le public du Living est un public virtuel, et comme le dit Genet, le véritable théâtre pousse à une révolte virtuelle et qui “ ne peut avoir tout son prix que si elle demeure virtuelle ” . Artaud confirme et nous révèle un peu plus quelle est cette conception profonde du Living : l’alchimie comme le théâtre, sont des arts virtuels, qui portent leur fin dans leur réalité propre. L’efficacité de l’alchimie procède par symboles, est comme un double d’une action qui a lieu sur le plan de la matière réelle. Le théâtre est aussi le double d’une réalité autre, dans laquelle l’unité est retrouvée. Son efficacité, comme pour l’alchimie, n’existe réellement que pour ceux qui y croient : “ (…) il ne peut y avoir de théâtre qu’à partir du moment ou commence réellement l’impossible et où la poésie qui se passe sur la scène alimente et surchauffe des symboles réalisés. ”

On a vu que le spectacle se complète et se construit dans la relation réciproque entre l'acteur et le public. Ainsi, est-il 'en devenir', et la représentation n'a de sens que lorsqu'elle est créée par le public et le spectateur, ‘ici et maintenant’. Cette participation est double (esprit et corps). L'action du comédien officiant consiste à éveiller le spectateur qui deviendra fidèle : “ Il y a une unité entre eux et nous, entre les voyageurs et les guides. ” dit Beck, pendant les répétitions de PN . On voit comment l’unité du public et des spectateurs est présupposée.
On a vu aussi que la menace qui plane au-dessus du théâtre qui fait de l'action directe l'objet de sa représentation, c'est la disparition de cette représentation. Lorsque le théâtre se confond avec la réalité et l’action, la critique devient impossible. C’est ce qu’estime Dort quand il explique que face au Living, on est toujours pour ou contre, inconditionnellement, puisqu’il n’y a plus de place pour la critique.

Malgré cette expérience unique d’un théâtre au public international, bizarrement, la communauté recherchée par le Living semble introuvable : il semble y avoir un rapport entre son exil, qui est à la fois mental et géographique, et la recherche de ce spectateur impossible. Le théâtre a donc, dans certaines circonstances, une histoire qui se prolonge dans un temps qui déborde celui de sa représentation, qui dure quand l’œuvre n’existe plus, et c’est dans cet espace-temps qu’il crée entre lui et le spectateur qu’il s’adresse finalement à une communauté plus large que l’auditoire qui était physiquement présent, à un public qui n’existait pas encore. C’est dans cette mesure que le théâtre du Living fait appel à un ‘peuple qui manque’.

En 68, Beck dit ne plus vouloir jouer pour des bourgeois qui paient leur places. C’est dit-il le problème actuel de la compagnie. Son intention est maintenant de quitter les salles de théâtre pour aller jouer dans les rues, partout. “ Notre tentation maintenant qu’est venu le succès est d’y céder. Et en réalité, ce que nous voulons, c’est la lutte. Il nous faudra quitter la salle. Quand ? Bientôt ! ”
En Europe, on l’a vu, la compagnie, ne pouvait, sans cesser d’exister , se rendre totalement in dépendante du système qu’elle réprouvait. L’après soixante-huit sera une nouvelle période de conquête d’un nouveau public. Par crainte de la commercialisation, le Living se scindera en groupuscules rapporte Dort , et l’expérience du Brésil, si elle rendra possible pour la première fois une expérience directe, avec les habitants les plus pauvres, d’un théâtre de rue et d’agitation politique. Ils seront tous jetés en prison, où ils pratiqueront à nouveau le théâtre avec les prisonniers. A leur retour aux Etats Unis, la prison deviendra l’un de leur soucis de préoccupation les plus pressant. Après quelques années pendant lesquelles leur théâtre prendra une dominante sociale, le Living reviendra au texte à la fin des années 70. La participation du public et le souci d’un rapport à l’actualité sera toujours présent, dans Anarchie, Capital Change, Prométhée, et Not in my name (des spectacles récents). Dans Prométhée, le spectacle ne commence que lorsque le public comprend qu’il faut détacher les acteurs des sièges, auxquels ils sont cadenassés. Dans Capital Change, les spectateurs placent de l’argent en bourse et en perdent ou en gagnent réellement à la fin. Dans Not in my name, spectacle de rue destiné à tous les pays dans lesquels on pratique la peine de mort, le spectacle est joué pendant l’exécution réelle du condamné.

Il y a bien un traumatisme français vis-à-vis du Living. Pour nos commentateurs, l’histoire de la compagnie s’arrête en 68. Après cette date, leur théâtre ne pouvait plus continuer. C’est en réalité l’intérêt des Français qui décroît et non l’activité de la compagnie. Les Américains ou les Allemands savent que la compagnie était au Maroc, puis au Brésil, dans les années 70. De plus, la question du spectateur devient dans ces années de plus en plus pressante. En pratiquant au Brésil un théâtre politique, direct, avec les couches les plus pauvres de la population, la compagnie fait maintenant entrer directement le public dans le spectacle, puisqu’il est à la fois le sujet et l’acteur du spectacle (théâtre de rue, social, réalisé avec les habitants).

Les critiques et les professionnels français sous-entendent que la participation du spectateur a atteint son apogée dans PN et que, puisque la révolution est en fait impossible, la participation ne peut aller plus loin. Ces préjugés et ces jugement erronés racontent plusieurs choses : d’abord la projection du refoulement, du deuil des idéaux de 68 sur la compagnie. Ensuite, l’incapacité des intellectuels à imaginer ou tolérer une participation plus importante que celle mise en œuvre dans PN, et qui soit encore considérée comme de l’Art. Enfin, la peur panique qu’une telle participation soit possible. La personne qui a le mieux synthétisé ce préjugé français est (encore lui !) Béjart :
Julian Beck s’est comporté comme un opportuniste parce qu’il était au bout du rouleau, au bout de ce qu’il avait à faire et à dire. D’ailleurs le Living a disparu aussitôt après. Le Living était né pour mourir, et pour s’autodétruire (…) Beck a souhaité cette mort-la, en essayant de tuer le festival, de l’emporter dans sa propre disparition.

Comme on l’a vu tout au long de ce travail, la participation et la position du public dans la représentation est un thème complexe, qui, dans son évolution à travers le théâtre du Living, revêt de multiples aspects. J’espère être allée, à mon humble niveau, contre cette vision française un peu trop exclusive, du Living Théâtre, en abordant la multiplicité de ces moyens, et avoir, à ma manière, réhabilité un petit peu, cette compagnie atypique et négligée de l’Histoire du Théâtre, qui pourtant s’est frottée comme aucune autre à la question fondamentale de la place du public dans la représentation. Et qui, et c’est le point le plus important, a soumis progressivement tous les éléments de la représentation, à son exigence première : la création d’un public, et d’un homme meilleur.


Bibliographie


Sur le théâtre américain :
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M.C. Pasquier, Le théâtre américain aujourd’hui, Paris, Presses Universitaires de France, coll. “ le monde anglophone ”, 1978, 261p.
F. Kourilsky, Le Théâtre aux Etats-unis, Paris, La Renaissance du Livre, coll. Dionysos, Bruxelles, 1967.

Sur le Living Théâtre :
J. Beck, La Vie du théâtre, Paris, éd. Gallimard, 1978, 318p.
J. Beck, Storming the barricades, Paris, L’Harmattan, 1997.
J. Beck, Théandrique ou la possibilité de l’utopie, …
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B. Dort, Théâtre-réel 67-70, Paris, éd. du Seuil, 1971.
B. Dort, Le spectateur en dialogue, P.O.L, 1995.
B. Dort, Théâtre en jeu, 70-78, Paris éd. du Seuil, 1979.
J. Duvignaud, L’almanach de l’hypocrite : le théâtre en miettes, Bruxelles, éd. De Boeck Université, 1990.
J.-J. Lebel, Living Theatre, Paris, éd. Pierre Belfond, coll. “ entretiens ”, 1969, 380p.
J. Malina, Il lavoro del Living Theatre, Milan, Ubu-libri, 1982, 341p.
R. Neff, We, The Living Theatre-USA, New York, Ballantine Books, 1970 / The Bobbs-Merill, 1970.
E. Rice, The Living Theatre, Londres, Heinemann, 1960, 306p.
C. Silvestro, The Living Book of the Living Theatre, New York Graphic Society, 1971.
J. Tytell, The Living Theatre, art, exile and outrage, New York, Grove Press, 1995.
J. Vilar, Le théâtre, service public, éd. Gallimard, 1986, 562 p.

Sur des spectacles en particulier :
J. Beck et J. Malina, Frankenstein : A dramatic spectacle created by the Living Theatre Company, San Francisco, City Light Press, 1966.
B. Brecht, Antigone, trad. de J. Malina, New York, Applause, 1990.
K. H. Brown, The Brig : a concept for theatre or film (avec un essai sur le Living Theatre de J. Beck, et des notes de mise en scène de J. Malina), New York, éd. Hill and Wang, 1965.
E. Copfermann, “ Le théâtre pour diriger la vie ”, La mise en crise théâtrale, coll. Cahiers libres 230-231, p. 71 à 108, Paris, éd. F.Maspéro, 1972, 245p.
A. Dalby, “Grotowski et le Living : deux conceptions opposées”, in Le Théâtre, 1968-1, p 103 à 106, Paris, C. Bourgois, 1968, 282p.
A. Frenkiel, "Vivre avec le Living" in Le Théâtre, 1968-1, p 107 à 118, Paris, C. Bourgois, 1968, 282p.
J. Beck, "L'Odéon" in Le Théâtre, 1969-1, Paris, C. Bourgois, 1969, 283p.
D. Moaty, J-L Mingalon, "Avignon" in Le Théâtre, 1969-1, Paris, C. Bourgois, 1969, 283p.
R. Denis, "Paradise now !" in Le Théâtre, 1969-1, Paris, C. Bourgois, 1969, 283p.
J. Jacquot, The Brig, Frankenstein, Antigone, Paradise Now, Les Voies de la création théâtrale, I, Paris, CNRS éd., 1970.
J. Malina et J. Beck, Paradise Now, collective creation of the Living Theatre, New York, Random House, 1972.
J. Malina, Il Lavoro del Living Theatre, Milan, Ubulibri, 1982.
F. Quadri, Paradise Now, Turin, Einaudi, 1970.
E. Volponi, Alors camarade Vilar ou la chronique échevelée de l’été soixante-huit avignonnais, Avignon, P.S.P, Avignon, 1988.
J. Beck, J. Malina, P. Biner, Trois projets pilotes pour le Legs de Caïn, Paris, Bélibaste, 1972
Le Living Theatre in Europe, Sigma Neerland, Amsterdam, 1966.

Sur le rapport du public à la représentation :
F. Bartoli, Quelques formes de participation théâtrale, mémoire de maîtrise, dir. B. Dort, 1968, Université Paris III.
M. Borie, Mythe et théâtre aujourd'hui, une quête impossible ?: Becket, Genet, Grotowski, le Living Theatre, Paris, éd. A. G. Nizet, 1981, 211p.
A.-M. Gourdon, “ Le public face à l’expérience de création collective au théâtre. Sa conception de l’improvisation ”, in L’Envers du Théâtre, Revue d’Esthétique, n°1-2, Paris, UGE, 1977, p. 221-228.
M.-M. Mervant-Roux, L’Assise du théâtre, pour une étude du spectateur, CNRS éd., 1998, 265p.
J.-M. Pradier, “ Le public et son corps. Eloge des sens ”, in Théâtre/Public, n°120, Gennevilliers, 1994, p. 18-33.
G. Kim, La relation acteur public au XXe siècle, dir. G. Banu, thèse de doctorat, 1994, Université Paris III.
“ La position de spectateur ”, Du Théâtre, hors série n°5, mars 1996, Ed. la Différence, Actes sud.
“ Le rôle du spectateur ”, Théâtre/Public n°55, 1984.

Sur l’espace de la représentation :
G. Lista, La scène moderne, Actes sud, 1997.
D. Bablet, Les Révolutions scéniques du XXe siècle, éd. Société internationale d'art XXe. siècle, Paris, 1975.

Autres :
J. Duvignaud, Sociologie du théâtre, Paris, P.U.F, 1965
S. Lucet, L’utopie d’un langage de la représentation, théories et tentatives, de Diderot à Artaud, mémoire de maîtrise, dir. G. Banu, 1995, Université Paris III.
Collectif, (études de Cl. Amiard-Chevrel, O. Aslan, M.-C.Autant-Mathieu réunies par D. Bablet et coordonnées et présentées par Élie Konigson), L'oeuvre d'art totale, CNRS éd., Paris, 1995, 369 p.
E. Copfermann : “ Et si ce n’était pas Vilar ? ” in Le théâtre populaire, pourquoi ? , Paris, F. Maspero, 1969, 214 p.
Etre Libre, film sur Avignon 68, réal ; P. Bertault, C. Jauvert, J.-C. Bourlat.

Articles, revues, numéros spéciaux
M. Amintin, Le Living Theatre, Travail Théâtral n°22, janvier-mars 1976.
B. Dort, The Apple, Theâtre Populaire n°46, 1962.
B. Dort, Dans la jungle des villes, Théâtre Populaire n°43, 1961.
G. Dumur, Nouvel Observateur, n°86, 6/7/66.
G. Dumur, Théâtre Populaire, n°43, 1961 (sur The Connection au TDN).
A.Gintzburger, “ Le Living Theatre en France : entretien avec J. Beck et J. Malina ”, in Acteurs, n°4, avril 1982.
G. Lemarchand, Figaro Littéraire, 7/7/66
C. Maurel, Nouvel Observateur, n° 162, 20/12/67.
B. Poirot Delpech, le Monde, 29/6/66 (sur The Brig)./28/6/68 ?
F. Quadri, “ ‘Au commencement était le verbe…’ : le jeu des retournements ”, Théâtre/Public, n°24, 1978.
G. Sandier, Quinzaine Littéraire, 15-30/12/67.
J.-P. Sartre, Premières Mondiales III, n°9, 6/60.
J.-P. Sartre, “ Mythe et réalité du théâtre ”, in Le Point, n°7, 1967, p.23.
J.-P. Sartre, “ Une structure du langage ”, in Le Point, n°8, fev. 1967.
J.-P. Sartre, “ La jeunesse piégée ”, Nouvel Observateur, 17/3/69.
A. Simon, “ Le festival des enragés ”, Esprit n°11, 1968.
B. Tackels, “ Le Living toujours sur le pont ”, Mouvement, n°2, 1998.
“ The Living Theatre ”, Yale Theatre, vol. II, n° 1, New Haven, 1969.
“ The return of the Living Theatre ”, The Drama Review, vol. XIII, n° 3, New York, 1969 et The Drama Review, vol. XV, n° 3, New York, 1971, et vol. VIII, n°3, New York, 1964.
Tulane Drama Review, 1969, vol. 13, n°3.
Numéro spécial Avignon, Nouvelle Critique, n°spécial, 1970.
The Village Voice, New York, 30 janvier 1969
The New York Times, 15-10-68, 20-10-68, 12-11-69.
“ Du théâtre politique ”, Politique Aujourd’hui, n°2, 2/69, p. 53.
“ Avignon la mort d’un phénix ”, Théâtre en Europe n°3, juillet 1984.
“ Une aventure exemplaire ”, Art et Création, n°1, 1-2/68.
Spécial, n°84, 10/11/66, Bruxelles.
Le Figaro, 3/6/69.
Le Peuple-La Sentinelle, Genève, 31/8/68
Match, 15-22/6/68, n°998.
Paris-Gazette, 18-24/10/64, vol.1, n°16, p.7.
Libération, mai 36.
Le Théâtre n°1, Paris, 1969.
Quinzaine Littéraire, 15-29/2/68.
Dauphiné libéré, Grenoble, 7/5/69.
Constellation, 7/68.
Le Monde, 28/6/66, 21/6/67
Le Point, 2/67, p.25.
Le Provençal, “ Les chaudes nuits des Carmes ”…
Gazette de Lausanne, 3/8/68
Le Provençal, 26/7/68.
Opus International, 2-68.
Annexes

Rappel des dates et des lieux de représentation


* Représentations en France : 61-62
Juin 1961 : Théâtre des Nations - Vieux Colombier : The Connection, Many Loves, Dans la jungle des villes.
Avril Mai 1962 : Théâtre de Lutèce : The Connection, The Apple, Dans la jungle des villes.

* Représentations en Europe : 61-62
1961 : Italie (Rome, Turin, Milan), France (Paris), Allemagne (Berlin, Francfort),
Yougoslavie (Zagreb, Belgrade) Grèce (Athènes).
1962 : France (Paris), Allemagne (Zurich, Düsseldorf), Pays-Bas (Maastricht, Amsterdam, Rotterdam, Eindhoven, Scheveningen), Belgique (Anvers, Bruxelles).


Articles de presse analysés pour Mysteries and Smaller Piecies

- B. Poirot-Delpech, Le Monde, 1-7-66
- G. Léon, “ Le Living Theater de New York, une vérité sous le signe d'Artaud ”, L'Humanité, 1-7-66 (Théâtre des Nations).
- P. Roumel, “ Face au Living : la monnaie de la pièce ”, Le Provençal, 6-8-66 (Festival de Cassis).
- M. Sardou, “ Un spectacle pour jeter le trouble ”, Le Méridional, 6-8-66 (Festival de Cassis).
- P. Biner, “ Mysteries and Smaller Pieces, par le Living Teatre de New York ”, Journal de Genève, 8-3-67 (Théâtre de Carouge).
- D. Bard, “ Une expérience dramatique nouvelle avec le Living Theatre de New York ”, La Tribune de Genève, 8-3-67 (Théâtre de Carouge).
- Le Monde, 21-11-67.
- La France, 21-11-67.
- S. Pereuilh, Bordeaux, 22-11-67 (Théâtre Alhambra).
- G. Gros, “ Mysteries and Smaller Pieces : ces exercices mineurs dont on fait un spectacle ” Le Courrier, 22-1-68 (Comédie de Genève).
- C.W.M., “ Le Living Theater est-il ou n'est-il pas du théâtre ? ” Progrès-Dimanche, 20/4/69 (Grand théâtre de Dijon).
- P. Hardy, “ Du talent, du mauvais goût, des pétards et des œufs : le Living Theatre apporte la peste à l'Opéra de Lille ”, La Croix du Nord, 25-27-4-69 (Opéra de Lille).
- Ch. A., “ Les 'anars' ont contesté le Living Théâtre : une excellente raison pour Courir”, Nord-Matin, 25-27-4-69 (Opéra de Lille).

Articles de presse analysés pour Les Bonnes

- P. Moor, The Financial Times, février 65, (première, Berlin).
- La Quinzaine Littéraire n°31 1-15 juillet 67.
- Trétaux, n°3 juillet 67.

Articles de presse analysés pour Frankenstein

- Le Méridional, 31/7/66.
- M. Grandjean, “ Frankenstein : un choc ! ”, Le Soir, 30/7/66 (Festival de Cassis).
- P. Roumel, “ Le drame d'une messe noire ”, Le Provençal, 31/7/66 (Festival de
Cassis).
- N. Zand, le Monde, 2/8/66 (Festival de Cassis).
- P. Marcaigne, “ Un festival trois étoiles dans la nuit provençale ”, Le Figaro littéraire, 11/8/66 (Festival de Cassis).
- C. Maurel, “ Cassis livré aux monstres ”, 17/8/66, (Festival de Cassis).
- Spécial, “ Le monstre de Frankenstein, c'est peut-être chacun de nous ”, 10/11/66 (Théâtre 140, Bruxelles).
- A. Schifres, “ Le théâtre, c ‘est d’abord le corps ”, Réalités, Juin 67.
- J-L Lebel, “ Frankenstein ”, la Quinzaine littéraire, 1-15/7/67.

Articles de presse analysés pour Antigone

- Biner, Journal de Genève, 3/3/67.
- A. C., La Tribune de Genève, 9/3/67 (Théâtre de Carouge, Genève).
- E. Christen, La Suisse, 9/3/67.
- G. Gros, “ Antigone, une tragédie totale ”, Le Courrier, 9/3/67 (Carouge).
- I. Vichniac, Le Monde, 17/3/67, (Carouge).
- P. Biner, “ L'Antigone déchirante du Living Theatre ”, supplément littéraire du Journal de Genève, 18-19-3-67 (Carouge).
- “ Une messe pour spectateurs coupables ”, Spécial, 18-10-67.
- P. Debray, La Wallonie, 25-10-67.
- F. Kourilsky, “ Un art du viol ”, Nouvel Observateur, 15-21/11/67 (Festival du jeune théâtre de Liège).
- S. Pereuilh, “ La tribu du Living Theatre à l'assaut du self-control bordelais ”, 15/11/67 (Festival SIGMA, Bordeaux).
- G. Leclerc, “ Antigone, le second souffle de la grande tragédie antique ”, 27-11-67 (Théâtre 347, Paris).
- C. Maurel, “ Messe blanche et messe noire ”, Le Nouvel Observateur, 20/26-12-6?.
- G. Sandier, “ Brecht et le Living Theatre ”, La Quinzaine littéraire, 15/31-12-67 (Théâtre 347, Paris).

Articles de presse analysés pour Paradise Now

- G. Dumur, “ Satan à Avignon ”, 22-28/7/68
- “ Avignon : les chaudes nuits des Carmes. A l’heure du Living ”
- B. Poirot-Delpech, “ La création de Paradise Now par le Living Theatre donne lieu à de nouvelles contestations ”, Le Monde, 26/7/68.
- Le Dauphiné, “ Au-delà des grilles ”, 26/7/68.
- M. Grandjean, “ Création mondiale du Living Theater : Paradise Now ”, Le Provençal, 26/7/68.
- Le Méridional, “ Au Festival d'Avignon, le spectacle est dans la rue ”, 26/7/68.
- Le Provençal, “ La municipalité somme J. Beck de retirer Paradise Now ”, 27/7/68.
- B. Poirot-Delpech, entretien avec J. Vilar, “ Pourquoi arrêterait-on le théâtre dès que l'histoire bouge ? ”, Le Monde, 27/7/68.
- B. Poirot-Delpech, “ La contestation prend la forme d’un conflit entre le Living Theatre et la municipalité. ”, Le Monde, 29/7/68.
- C. Maurel, “ Les portes d'Avignon ”, Le Nouvel Observateur, 29/7/68.
- La Marseillaise, “ Julian Beck : Nous nous retirons du Festival ”, 29/7/68.
- C. Maurel, “ Le micro-mai d'Avignon ”, et M. Clavel, “ Avignon l'espoir ”, Nouvel Observateur, 29/7/68.
- “ Après l’interdiction de Paradise Now, le Living Theatre se retire du Festival d’Avignon ”, Le Monde, 30/7/68
- “ La danse de saint-Guy sur le pont d’Avignon ”, Le Crapouillot,
- E. Copferman, “ Et si ce n'était pas Vilar ? ”, Les Lettres Françaises, n°1246, 28/8/68.
- C. Mérelle, “ Festival : les deux paradis ”, La Quinzaine littéraire, 1-15/9/68.
- P. Biner, “ Le Living Theatre au Pavillon des sports ”, Journal de Genève, 2/8/68.

Questionnaires et entretiens


Questionnaire d’Annie Collinet

1) Qui étiez-vous en 1968 : étudiante ? intellectuelle ?militante ? artiste ? avignonnaise ? Age ? ...
1) En 68, j'étais étudiante, j'avais 23 ans et je passais l'été au festival d'Avignon avec une bande de copains. J'allais surtout au cinéma qui était notre grande passion, mais le Living avait aiguisé notre curiosité.

2) Que saviez-vous du Living avant d'assister à la représentation ?
2) Je ne savais pas grand-chose du Living sauf que c'était une nouvelle forme de théâtre et, à Avignon, nous avions nos habitudes dans un bar voisin du collège où vivaient les acteurs, donc nous les rencontrions souvent et cela nous a donné l'envie d'aller voir leur spectacle dont on parlait beaucoup en ville. Nous étions par ailleurs assez politisés, d'où aussi notre engouement.

3) Avez-vous vu, pendant Paradise Now, des spectateurs participer autrement qu'en montant sur la scène ? Décrivez, s'il vous plait, les divers actes de participation des spectateurs (slogans, danse, intervention directe ou théâtralisée...) dont vous avez été témoin pendant la représentation.
Certains spectateurs ont-ils produits des actes isolés ?
3) J'ai vu "Paradise Now "au théâtre des Carmes : autant qu'il m'en souvienne, tout le monde était debout et il y avait des mouvements de foule continuels pour tenter de voir les acteurs ; beaucoup de gens ne pouvaient pas rentrer et étaient agglutinés dehors.

4) Sur les photos, on voit les spectateurs tantôt debout, tantôt assis, étaient-ils plus souvent debout ou assis ?
4) Les spectateurs se déplaçaient sans cesse dans la salle et des cris fusaient, interpellant les acteurs ou commentant leurs propos. Il me semble que les acteurs parlaient anglais et le silence se faisait quand Julian Beck ou Judith prenaient la parole longuement; une émotion certaine envahissait alors le lieu, déjà impressionnant en lui-même.

5) Y a-t-il eu pour vous participation du public au-delà du simple fait de monter sur scène?
5) Il y a eu participation du public par les commentaires qui traversaient la salle et beaucoup montaient sur scène.

6) Que s’est-il passé sur scène entre comédiens et spectateurs ? À l’époque, cela vous semblait-il incroyable ou plutôt pauvre théâtralement ?
6) Il me semblait incroyable, mais en même temps naturel de voir des spectateurs sur scène : les comédiens les interpellaient et les invitaient à monter.

7) Tous les spectateurs sont-ils montés sur scène au même moment (au début), ou progressivement pendant tout le spectacle ?
7) Les spectateurs sont montés progressivement sur scène mais à la fin, on ne distinguait plus la scène et la salle.

8) Si je peux me permettre de vous le demander, êtes-vous personnellement monté sur scène ? Si oui qu’est ce que vous y avez fait ? Sinon, pourquoi ?
8) Je suis montée sur scène, tirée et poussée par la foule; j'ai dû danser avec les autres et répéter les slogans que lançaient les comédiens ; je crois même avoir fait, à la sortie, un petit bout de chemin sur la charrette à bras!

9) De mémoire, à combien évaluez vous le nombre de personnes qui étaient dehors au début de la représentation (100/ 200/ 300 ?)
9) Je ne peux répondre précisément mais lorsque nous sommes sortis, il y avait une foule impressionnante dehors.

10) Même question pour la fin de la représentation : de combien de personnes était constituée la manifestation-procession finale dans les rues ?
10) La procession finale ressemblait à une manif et on avait l'impression que toute la ville était là: les gens sur les trottoirs rejoignaient peu à peu la procession et grimpaient à tour de rôle sur une charrette à bras tirée par des comédiens.

11) À quel point, les comédiens et les spectateurs étaient-ils mélangés à la fin de la représentation dans la rue ? Y avait-il un groupe qui menait (acteurs ?) et un groupe qui suivait (spectateurs ?) ? Les passants se mêlaient-ils spontanément à la manifestation ? Y étaient-ils invités ?
11) Le mélange était total : quelque chose se passait vraiment :le théâtre sortait de son milieu habituel pour jouer un rôle en ville.

12) Des spectateurs ont-ils quitté la salle pendant la représentation ?
12) Oui, des spectateurs quittaient la salle en s'exprimant bruyamment et en général, hués par les autres.

13) Quelle opinion avez-vous maintenant sur la participation à laquelle appelait le spectacle du Living ? A-t-elle eu lieu ?
13) Il me semble que l'objectif du Living était d'entraîner la foule à mêler le théâtre et la vie ; il y avait la dénonciation du capitalisme, mais aussi une chaleur humaine palpable: on se prenait la main, on s'embrassait, on était spectateur et acteur dans un climat émotionnel nouveau. Pour moi, ce spectacle a vraiment été une révélation qui m'a fait mieux mesurer la place de l'art dans la vie (j'étais assez inculte à l'époque et le théâtre n'était pas ma "tasse de thé": dans mon groupe de cinéphiles passionnés, aller au théâtre était même plutôt ringard et on parvenait à passer un mois à Avignon sans aller au théâtre! ceci explique peut-être cela).

Témoignage de Jean Marie Apostolides : extrait d’un échange de correspondances

“ J'ai assisté à la représentation de "Paradise Now" dans l'amphithéâtre B, à Nanterre, en (avril ?) 1968. J'étais alors étudiant en psycho depuis 1965. L'amphithéâtre était bourré de monde. Je revois quelques camarades. Parmi les profs, au moins Henri Lefebvre, et peut-être Didier Anzieu, qui était un grand amateur de théâtre. Parmi les têtes connues, au moins Arrabal et d'autres théâtreux. Ça a commencé en retard; Françoise Kourilsky (elle était alors journaliste au Nouvel Obs) a fait une brève présentation ; il aurait dû y avoir après la représentation une discussion générale, mais comme le spectacle a duré longtemps, Françoise l'a sucrée, pour qu'on puisse attraper le dernier train nous ramenant à Paris. En ce qui concerne la représentation de Nanterre, un fait mérite d'être signalé. Implicitement, le "Living theatre" nous invitait (nous, spectateurs) à participer, à quitter notre soi-disant "passivité" pour établir une nouvelle relation au spectacle.
Ce soir-là, le spectacle devait en être au premier tiers, peut-être à la moitié, quand, du haut de l'amphi, un spectateur s'est mis à gueuler. Ou plutôt (si je me souviens bien) à pousser des cris inarticulés. C'était Dany Cohn-Bendit. Ensuite, je le revois s'allonger sur les marches de l'amphi, et roulant presque jusqu'à la scène, sans cesser de pousser ses cris d'orfraie. Il avait pris au pied de la lettre l'incitation des organisateurs à participer (L'équipe de Beck-Malina avait longuement provoqué la salle au début, en s'asseyant au bord de la "scène", en regardant fixement les spectateurs, en ricanant, et en crachant pour exprimer leur dégoût et leur révolte. Personne n'avait alors réagi).
Devant la participation intempestive de ce trublion, que croyez-vous qu'il arriva ? Eh bien, Beck et Malina ne s'attendaient pas à cela ; bien sûr, ils ne connaissaient pas Cohn-Bendit (qui n'avait pas encore acquis sa notoriété en dehors de la fac). Étonnés, ne sachant comment interpréter cette manifestation "sauvage", ils ont arrêté le spectacle jusqu'à ce que ce spectateur se calme, ce qui se fit peu après. Je crois aussi que quelques autres spectateurs, sachant à qui ils avaient affaire, ont dû crier "Dany, fais pas chier", ou "Dany, ta gueule", ou quelque chose d'approchant. Le spectacle a repris sans autre interruption et s'est prolongé jusqu'à minuit au moins. À ma connaissance, personne n'a quitté la salle ; ce soir-là, l'audience était électrifiée, hypnotisée. ”

Vous dites que le Living vous invitait ‘implicitement’ à participer au spectacle, pourriez-vous préciser de quelle manière ?
Dans mon souvenir, c'était surtout le tout début du spectacle. Les comédiens étaient tous assis en ligne sur le bord du "plateau" (ce qui en tenait lieu, i.e. l'estrade du prof), ils ont attendu longtemps, nous regardant, marmonnant en anglais, crachant même sur les spectateurs du premier rang pour qu'ils répondent. La réponse est venue plus tard, marginalement selon moi.

Pourriez-vous décrire plus amplement cette provocation du début du spectacle à laquelle vous faites allusion ? Les comédiens avaient-ils du texte où étaient-ils silencieux ?
Ils étaient entre le grognement, le ricanement et le silence. Dans mon souvenir, le texte n'est venu qu'après, bien après. La première partie fut longue, intense, créant un sentiment de malaise parmi les étudiants, sentiment renforcé par le fait qu'à l'époque peu d'étudiants parlaient l'anglais couramment. Il faut en tenir compte : le décalage linguistique a joué un rôle important dans la représentation de cette soirée.

Vous dites que les comédiens se sont assis au bord du plateau (estrade) au début ; vous souvenez-vous si, au cours de la représentation, il leur est arrivé de pénétrer dans l’espace des spectateurs étudiants, de monter dans les gradins, et si oui, comment ?
Selon mon souvenir, non, ils ne sont pas entrés dans l'espace du spectateur. Ils sont restés entre eux, sur scène. Cela m'avait frappé, car j'avais déjà vu des représentations, même dans le théâtre bourgeois, où les acteurs jouaient de la salle, à partir de la salle ("Procès à Jésus" de Diego Fabri, par exemple). Pour moi, cela a renforcé le sens de l'isolement entre spectateurs et comédiens : les comédiens étaient non seulement renfermés dans leur langue, mais aussi dans leur espace. Du côté des spectateurs (je parle pour moi), on ne pouvait donc le recevoir que comme un "spectacle" au sens situationniste du mot.

Cette interruption, due à la participation ‘intempestive’ de Cohn-Bendit, combien de temps a-t-elle duré ? Cohn-Bendit a-t-il été le seul à participer ? Sinon, combien de personnes ont participé selon vous et quelle fut la nature de leur participation ?
Peut-être 3 ou 4 minutes, pas plus. À ma connaissance, il fut le seul à se manifester avec autant d'impétuosité. Chose curieuse, si je rapproche son attitude de ce que je viens d'écrire, Dany lui (contrairement à nous) était parfaitement bilingue (francais-allemand). Peut-être parlait-il aussi l'anglais, les enfants bilingues n'ont aucun mal a parler d'autres langues).

Combien de temps le spectacle a t il duré ? L’Amphithéâtre était-il plein ? À combien évaluez-vous le nombre de spectateurs présents ? Des spectateurs sont-ils montés sur le plateau ?
Oui, le spectacle fut long (ce qui ne veut pas dire ennuyeux : il ne le fut pas). Dans mon souvenir, il a duré 3 heures au moins. Personne n'a quitté la salle. L'amphithéâtre était plein ; cela devait représenter quelque 300-350 personnes. Si vous connaissez l'endroit, vous saurez mieux que moi quelle est la capacité de l'amphi qui doit exister encore. Il y avait peut-être même des gens assis sur les marches. (…)

Témoignage de Gérard Lefèvre

Gérard Lefèvre accompagnait entre 20 et 30 adolescents de 16-18 ans, tous fils et filles de gaziers et électriciens. Le séjour consistait à monter un spectacle (premier contact avec le théâtre pour beaucoup d’entre eux) et à le tourner dans des villes de province. Un caravane théâtre.
Le public du Living était selon G.L. un public de spectateurs sages, constitué de spectateurs habitués du festival, des spectateurs payants, des spectateurs de Vilar.
Certains spectateurs s’injuriaient entre eux, mais G.L. dit n’avoir jamais craint quoi que ce soit pour ces adolescents dont il était responsable.
Il pense avoir assisté à la troisième et dernière des représentations.
La scène n’a pas été complètement envahie. Sur le plateau, la visibilité était néanmoins restreinte. G.L. n’a pas quitté sa place car il voulait continuer à voir le spectacle.
A la question : “ Y a-t-il eu de la participation de la part des spectateurs ? ” Il répond : “ Très peu. ”, il a eut l’impression d’une mascarade, d’une fausse participation, “ la montagne a accouché d’une souris ”. Pour G.L., la transgression provoquée par le spectacle constituait quasiment uniquement dans ce franchissement par le public de la séparation scène salle.
Quelques spectateurs se sont mêlés aux comédiens lors de la scène … et quelques-uns de ces adolescents peut être bien aussi.
G.L. décrit à quel point la presse a été mensongère quant au déroulement de la représentation : les comédiens n’ont jamais été nus sur scène, ils n’ont pas non plus fait l’amour sur scène comme cela a été dit. Le spectacle selon G.L. était même loin d’être sensuel, car les corps des comédiens étaient plutôt décharnés, le tout restait chaste et pas vraiment érotique.
Entre 100 et 200 spectateurs étaient selon lui sur le plateau, mais la plupart des spectateurs s’y sont assis. G.L. parle de passivité des spectateurs.
Ce fut, malgré cette participation ratée, une expérience formidable et unique pour ces adolescents, qui pour beaucoup, sont montés sur le plateau et ont aimé franchir la frontière.
A la sortie, les spectateurs payants et gratuits ce sont retrouvés. La sortie du théâtre a été un moment un peu plus violent, mais, insiste GL, une ambiance générale pacifiste dominait le moment. Après la sortie de la salle, les enjeux n’étaient plus les mêmes : le spectacle, d’une certaine manière, ne se terminait pas.

Divers

A propos de Prométhée au Palais d’Hiver : texte de Julian Beck

“ Au début du spectacle, le public est entré et ils ont trouvé, (dans les grands théâtres comme ça, on l’a fait au Matesta de Rome et même à la maison de la culture d’Amiens, à Paris je ne crois pas) et alors le public rentre et découvre les quinze acteurs du spectacle enchaînés dans les fauteuils, dans les places réservées du théâtre, alors il doit chercher à comprendre comment faire et nous ne parlons pas. Il faut qu’ils comprennent que le spectacle n’aura pas lieu si ils n’interviennent pas pour libérer les acteurs. Et c’est une leçon très concrète et on a dû attendre parfois vingt minutes mais à la fin on a toujours été libéré. Et puis à la fin de ce spectacle, on invitait le public à venir avec nous à la prison du quartier pour une méditation silencieuse (pour 10 minutes, une demi-heure, ça dépendait des circonstances) sur la destinée des prisonniers qui sont les Prométhée d’aujourd’hui et c’est bien une autre forme de participation organisée. ”

Avignon - chronologie


Le jeudi 18 juillet, le lendemain de l’ouverture du festival, alors qu’une première représentation d’Antigone est prévue, le Living refuse de jouer pour protester contre l’interdiction du Chêne Noir. Après une manifestation place de l’Horloge, le cloître des Carmes est envahi par les contestataires et le plateau devient un lieu de débat. Beck déclare : J’annule une représentation pour la première fois.

Le vendredi 19, la représentation de Béjart est perturbée. Il est remarquable de constater à quel point les images des spectacles du Living et de Béjart ne se laissent pas si facilement différencier, alors que tout opposait Béjart à Beck et Malina. La deuxième scène de Ni fleurs ni couronnes s’appelle Le Corps, mais alors que la dernière scène de Paradise Now se termine par La Rue, Messe pour un temps présent de Béjart se termine par L’attente, tableau qui en réalité ne se termine pas : danseurs et musiciens restent en scène jusqu’à ce que les derniers spectateurs soient partis. L’année précédente (le spectacle est une reprise), les spectateurs quittaient la cour du palais, mais cette année, certains montent sur scène et attendent, s’ensuit une improvisation dansée des comédiens qui entoure les spectateurs couchés sur scène, et les derniers spectateurs finiront par partir, pour finir leur trajectoire sur la place de l’Horloge, où les CRS évacueront les derniers manifestants tard dans la nuit.

Le 20 a lieu la première représentation du Living : Antigone. Une centaine de personnes se sont introduites dans la cour arrière du Cloître, le Living menace de ne pas jouer si on ne leur permet pas d’assister au spectacle gratuitement. Ils envahissent les galeries, postes de régie, contre les consignes de sécurité.
Pendant la représentation, les comédiens du Chêne Noir sont sur le plateau, les lèvres scotchées. Ce que Volponi qualifie de happening va succéder à la représentation, dans la nuit et les rues fiévreuses d’Avignon. Rue de la République, où les spectateurs se retrouvent, les comédiens du Living sont agressés, les violences se succèdent pendant toute la nuit, où des commandos fascistes (et musclés : il s’agissait souvent de sportifs organisés) traquent le gauchiste pour le raser.

Le lendemain, après une conférence de Presse de M Duffaut, Maire d’Avignon, son adversaire Jean Pierre Roux renchérit par un communiqué agressif et raciste. Le festival d’Avignon et le spectacle du Living deviennent le lieu de la cristallisation du différent politique, extrait : “ Pour accueillir les innombrables étrangers amoureux d’Avignon et de la culture française, M Duffaut n’a fait venir que des troupes étrangères (…) Une troupe d’anarchistes non violents, dès son arrivée, a soulevé la colère de la population. Et la place de l’Horloge, le ‘forum avignonnais’ n’était plus le soir qu’une annexe de la Cour des miracles : haillons, crasse, obscénité ! ”

Le 22 le Living joue Mysteries pour les jeunes des rencontres. Beck intervient au Verger. Le soir, une première répétition générale de PN a lieu.

Le 23 lors de générale de Paradise Now, de la salle, les spectateurs passent dans la rue. Le lendemain, jour de la première, les contestataires sans places manifestent à l'extérieur, place des Carmes et réclament la libération des spectateurs (Julian Beck aussi, de l'autre côté des grilles).

Le mercredi 24, le Living présente Paradise Now. Contrairement aux 10 invitations prévues, le Living en réclame 100. Il en obtient 30.
De nombreux spectateurs entrent sans billets. L’administration, dans ces conditions exceptionnelles, avait supprimé la vente des marches au dernier moment pour éviter un certain public de venir et de semer le désordre. Ils sont tous devant les grilles et réclament la libération des spectateurs. La salle crépitait selon Volponi, le public réagit parfois, mais les interventions sont individuelles, isolées et souvent sarcastiques. Yvon Provost le photographe s’écrit par exemple : “ je ne peux pas faire de photos sans flash ! ”.
“ Certains crient au génie, d’autres à la farce attrape. ” Volponi. Pour lui, le spectacle est incompréhensible et ennuyeux.
Une manifestation sur la place des Carmes prolonge la représentation.

Le 25, à la veille de son interdiction définitive, alors que Beck s’est engagé désormais à respecter les consignes de sécurité, qu’il a donné sa parole : il respectera ce soir le contrôle des entrées, il prend à nouveau fait et cause pour les sans billets et demande à Vilar d’ouvrir les portes. Cette deuxième représentation de PN occasionne une nouvelle manifestation : des spectateurs hurlent aux grilles des slogans inspirés du spectacle de Living : “ Je ne peux pas entrer au théâtre sans payer ”, “ Le théâtre est en prison ”, “ Ouvrez les portes ”… Le spectacle se poursuivra encore dans la rue jusqu’à 2 h 30. La manifestation a lieu aux grilles du cloître et se termine par une déambulation manifestation des comédiens et des spectateurs dans les rues jusqu’à 3 h. du matin.

Le 26, le Living est sommé de retirer PN : le conseil des adjoints lors d’une séance extraordinaire a décidé de faire remplacer la pièce et le fait savoir à Beck par voie d’huissier. Les arguments sont les suivants : le Living à donné au spectacle un caractère contraire à l’ordre public et le spectacle a continué dans les rues provoquant un tapage nocturne. Le Maire, redoutant que le Living aille jouer dans les rues, prend un arrêté qui stipule que “ Toutes les manifestations ou représentations théâtrales sur la voie publique et ses dépendances sont interdites dans la Commune d’Avignon pendant la durée du Festival ” mais ne s’oppose pas à des représentations dans un local privé. Le problème est clairement le fait que le spectacle se poursuive dans la rue, M Duffaut dira qu’il n’a voulu contester ni la pièce ni la liberté d’expression théâtrale, mais qu’il “ a simplement protesté contre l’exploitation de la pièce hors de la scène ”, il y a rupture de contrat dans la mesure ou la trame de la pièce fournie par le Living ne comportait pas de prolongement dans la rue.
Cet arrêté liberticide n’empêche pas le Living de jouer le soir même. Mais cette fois-ci, il renonce, sur intervention de Vilar, manifester aux grilles et à continuer dans la rue.
Dans la journée, les comédiens se rendent aussi à Champfleury dans les cités ouvrières et proposent de jouer gratuitement pour les habitants du quartier.

Le 28, le Living, qui avait accepté dans un premier temps de remplacer PN par un autre spectacle et d’honorer son contrat, annonce, en réponse à la sommation du Maire d’Avignon qu’il se retire finalement du festival.
Le texte, rédigé par le Living, que Beck va lire ce soir-là lors d’une réunion meeting du PSU, va selon Volponi, renverser la donne et faire du Living, “ par la magie de cette déclaration, la victime, le bouc émissaire, le produit de qualité bradé sur l’autel commercial du supermarché de la culture ”.

Le 31, le Living quitte Avignon, après expulsion du Lycée Mistral par les CRS.
Le 4 août, le Ballet du XXème siècle donnera une représentation gratuite du Sacre du Printemps, en extérieur.

B.-Poirot Delpech, Père, gardez-vous à gauche ! Cahiers de l’Herne jean Vilar, 1995

“ C’était une manière de donner aux prestations du Living un sens politique qui leur faisait cruellement défaut. Paradise Now poussait jusqu’à la caricature la mode new-yorkaise des interminables pantomimes à base de strip-tease, de chorals bouche fermée, de bougies, d’encens, et de rites indo-vasouillards. Pour la petite histoire, et à la gloire des spectateurs “ locaux ”, je citerai un mot définitif, entendu sur les gradins après trois heures de fausses audaces. A son mari qui refusait de quitter le cloître, dans l’espoir, probablement, que le spectacle se corserait un peu, une solide Avignonnaise lança, avec l’accent le plus tonique et le plus prometteur : “ Viens, té, je te ferai le Living à la maison ! ”Le public tira de cette invite l’autorisation de s’avouer son ennui, et vida les lieux en quelques minutes, laissant le Living à ses chétives et somnolentes nudités. ”


Et pour ne pas terminer sur une citation de Poirot Delpech, un petit graffiti de La Sorbonne, 1968 (deuxième étage, escaliers) : "LE POSSIBLE, CELUI QUI RENTRE DANS LA RÉALITÉ CEPENDANT QUE LA RÉALITÉ SE DÉCOMPOSE, voila ce qui agit et son action provoque qu’on ressent la décomposition tout autant qu’on se souvient de ce qui est décomposé." HOLDERLIN